La vie est pleine de surprises. Certains appellent cela le
destin, d’autres la synchronicité.
Moi, j’appelle ça « les cailloux d’Iptit » (les
fans de la Grande Dame comprendront l’allusion).
Il n’y a pas si longtemps, de passage chez Écolivres, je
suis tombé sur ce magnifique livre de comptes, ou ledger.
Le bouquin
était encore vierge (du moins le pensai-je) et je me suis dit « Quel
fantastique livre de notes pour mon bureau/cabinet » ! À 10$ pour 500
pages format 11 x 14, ça revenait moins cher que des cahiers Canada et… que
dire du côté poétique de l’objet !?
En plus, il fite avec mon étui de cellulaire…
Et comme dans bien des romans d’enquête, cet achat anodin d’une
antiquité allait me lancer sur les traces de mystères brumeux…
La première chose qui a attiré mon attention, alors que je tournais
une page du livre à la lumière de ma lampe de bureau, fut la présence d’un
filigrane à travers le papier.
Photo du filigrane à travers une fenêtre (pas facile à voir, je sais).
Filigrane avec effet Négatif NB en Photoshop.
En voulant vérifier si ce filigrane était sur chaque page,
je me suis d’abord rendu compte qu’il n’y en avait pas un, mais deux…
…et aussi à des endroits aléatoires se trouvaient des notes liturgiques.
Ici, une liste de messes anniversaires à souligner
Là, une liste de mariages à célébrer
Quelques notes éparses jetées au hasard des pages
Je me suis donc mis à tourner chaque page, curieux de voir
ce que j’y trouverais…
Sur une page , cette étrange liste :
Après m’être arraché les yeux, j’ai fini par comprendre que
la liste recensait diverses espèces animales, soit d’abord des suinés :
Babiroussa
Phacochère
Potamochère
Hylochère
Sanglier
Porc
Pécari
Puis un mot qui m’était inconnu :
Sukotyro
Et finalement un animal qui n’avait aucun rapport avec les
suinés, c’est-à-dire l’hippopotame. Ça, c’était franchement bizarre et je me demandais bien ce
que ça fichait dans un journal liturgique…
D’abord, j’étais trop intrigué par le mot inconnu de la
liste d’animaux, alors j’ai fouillé Google. J’ai découvert que le sukotyro est un animal dont on a
débattu l’existence jusqu’au milieu du XXe siècle. Il s’agirait d’un suidé vivant
à Java, de bonne taille et ayant des défenses longues et droites.
Un ouvrage du XIXe siècle débattant sur l’existence du
sukotyro.
Donc, un autre animal porcin. Peu après, j’ai appris que jusqu'en
1985, les naturalistes regroupaient les hippopotames avec la famille des Suidae
(porcs et sangliers) ou à celle des Tayassuidae (pécaris).
Bref, une liste des animaux apparentés au cochon.
Cool.
Mais ça mène où ? Et qu’est-ce que ça fout là ?
Le Sherlock en herbes que je suis reprend son enquête.
L’entête d’une liste des décès indique PSJ Lauzon.
Ergo : Paroisse Saint-Joseph de Lauzon (Élémentaire
mon cher Watson, bien que Sherlock n’aie jamais utilisé cette phrase dans
les récits de Doyle).
C’est alors que j’ai eu une illumination…
Vous vous souviendrez
(probablement pas) que dans mon billet Entomologie (4) : papillons
diurnes, je montrais ce cadre de papillons et j’expliquais que « un
antiquaire a reçu divers objets ayant appartenu à un curé s’étant adonné aux
sciences naturelles. Il m’a cédé le cadre pour 15$, mais m’a dit avoir jeté
(horreur !) des herbiers, de journaux privés et de vieux manuels scientifiques ».
J’habite à Lévis et l’antiquaire dont je vous parle est
précisément situé dans le secteur Lauzon…
L’un des journaux, considéré vierge, aurait-il abouti chez
Écolivres ?
Derechef, je téléphone à l’antiquaire. Il se souvient bien
de ce lot ayant appartenu audit curé, et confirme mes soupçons : il a cédé
un journal « vierge » à la bouquinerie, laquelle a une section « livres
anciens » d’où je tire plusieurs de mes anciens ouvrages scientifiques
(voir mon billet Les livres anciens).
Ah-HA ! BINGO !
Alors maintenant, il me fallait identifier qui était ce
défunt confrère naturaliste…
Les noms figurant sur la liste des décès et des mariages
permettent de fixer une année (1939). Une fouille rapide dans la BANQ permet de
découvrir que le curé de la paroisse fut, à cette époque, Hipolite Bernier, aumônier
du camp militaire de Lauzon (de 1909 à 1940). Il fut difficile d’en découvrir
davantage sur ce personnage, mais après deux heures de recherches en variant
les mots-clés, j’ai fini par découvrir un extrait de la correspondance du frère
Marie Victorin (le pionnier de la botanique québécoise) où le digne botaniste fait
mention des herbiers de « Hippolyte B, ptr, paroisse St-J.L », qu’il
aurait ramené « de Ceylan après la Grande Guerre ».
Il y a fort à parier que Marie Victorin s’est trompé en
orthographiant le prénom de son coreligionnaire. L’idée qu’un aumônier se soit
déplacé dans un dominion britannique durant la Grande Guerre (la première, bien
sûr) est parfaitement possible (Ceylan étant l’ancien nom du Sri Lanka).
Maintenant que je disposais d’une théorie crédible sur l’ancien
propriétaire de ce journal, il me fallait dater ledit objet.
Le site
Archives Fine Books (https://www.archivesfinebooks.com)
décrit quelques ouvrages portant un filigrane similaire à mon document : The
leaves are lightly ruled with a wide 8cm margin and the watermark reads
“Monksburn” above the image of a book with the words “Air Dried” below.
La plupart des ouvrages portant ce filigrane sont daté de
fin 1800 – début 1900. Voilà qui laisse supposer que notre aumônier aurait pu
les acheter avant son voyage à Ceylan…
…peut-être même est-ce durant ce voyage qu’il aurait entendu
parler du sukotyro, l’île de Java n’étant pas éloigné (d’un point de vue
occidental et toutes proportions gardées) du Sri Lanka. Mais on ne saura jamais
pourquoi le curé Bernier a dressé cette liste de parents du cochon...
...me laissant aller à rêver, je compare son sukotyro au légendaire baku du Japon...
Ok, Java est loin du Japon, mais pas plus que le tapir de Malaisie, qu'on considère généralement à la source de cette légende...
Lequel ressemble le plus au baku ?
Et bon… tout cela n’est que pures spéculations.
Je rêve.
Reste que les journaux du curé Bernier sont perdus à jamais, victimes d’un antiquaire peu informé. Histoire de frotter du sel sur la plaie, sachez que le Sri Lanka a perdu 60% de sa biodiversité botanique durant les 150 dernières années. Les herbiers du curé Bernier contenaient probablement des spécimens d’espèces disparues, et peut-être même inconnues.
Je rêve.
Reste que les journaux du curé Bernier sont perdus à jamais, victimes d’un antiquaire peu informé. Histoire de frotter du sel sur la plaie, sachez que le Sri Lanka a perdu 60% de sa biodiversité botanique durant les 150 dernières années. Les herbiers du curé Bernier contenaient probablement des spécimens d’espèces disparues, et peut-être même inconnues.
Ou peut-être pas. Mais ça me déprime tellement d’y songer.
Je partage avec Catherine Dufour une profonde tristesse face
à de tels gâchis. On a louangé les œuvres de Jacopo Bellini mais aucune ne nous
est restée ; Marguerite Bahuche, protégée de Marie de Médicis, a redécoré toute
la galerie d’Apollon au Louvre, s’attirant des compliments des plus grands
maîtres, mais il ne reste absolument rien de son œuvre. Les tableaux perdus
sont nombreux, de Deux Anges de Botticelli à la Chasse aux Lions
de Rubens en passant par La Bataille d'Anghiari de De Vinci… et seules sept
des cent-vingt-trois pièces de Sophocle nous sont parvenues.
Et là, je ne parle même pas de la bibliothèque d’Alexandrie…
Toutefois, soyez certains que je porterai une attention très
particulière lorsque je fouillerai la section « vieux livres » d’Écolivres.
Qui sait ?
Je continuerai également de fouiller sur ce curé Bernier...
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