dimanche 9 janvier 2022

Musique et ensorcellements

C'est cliché de le dire, presque une lapalissade, mais la musique est l'empreinte digitale d'une culture. Les instruments des autres peuples sont une extraordinaire porte d'entrée vers leur savoir. J'ai la chance de posséder une belle collection d'instruments exotiques, dont voici quelques échantillons:



Je compte traiter de chacun d'entre eux durant l'année qui commence, et aujourd'hui je m'attarderai sur deux instruments qu'on liait à la sorcellerie.

Car la musique fut, de tout temps, liées à différentes autres fonctions : la mesure du temps, la compétition, la communication longue-distance, les rites funéraires, la chasse, la guerre, l'amour et le conte, pour n'en nommer que quelques-uns. 

J'ai deux instruments qui furent très spécifiquement liés à la sorcellerie, à savoir le matlhoa du Botswana et le dvojnice mračno des Balkans.


Matlhoa 

Le matlhoa est l'instrument national du Botswana. Il est fait de cocons de chenilles qu'on rempli avec du grain. Le matlhoa traditionnel est constitué d'une paire de chapelets de cocons mesurant environ 1m20 chacun.


   
On le porte aux chevilles, en l'enroulant plusieurs fois. Il s'agit d'un instrument qu'on utilise en dansant selon un rythme très élaboré qui peut varier selon les messages que l'on veut envoyer aux Puissances de la Terre.


Le matlhoa peut servir à demander de bonnes récoltes, à réveiller une source qui s'est asséchée, à obtenir une chasse fructueuse ou à éloigner les ennemis. Le sorcier conduira la danse et sera accompagné de 3, 7, 9 ou 13 guerriers selon le type de danse et l'urgence de la requête.

On utilise encore le matlhoa de nos jours au Botswana, mais uniquement dans un but folklorique et artistique.   



Dvojnice (mračno)

Le dvojnice est un flageolet pouvant être simple ou double. La structure double est la plus ancienne: c'est un type d'instrument à vent qui remonte à l'Antiquité, qu'on ne voit pas beaucoup en Occident mais qui est resté utilisé dans les Balkans. 


Il existe une trentaine de modèles différents de dvojnice, lesquels varient selon la région, pouvant avoir un sac (comme une cornemuse), un conduit simple ou double et un nombre de trous variant entre cinq et neuf, bien que sept trous soient désormais le nombre le plus fréquent afin de s'accorder avec la gamme moderne.    
 



J'adore mon dvojnice double. Dès que je l'ai vu, il m'a tout de suite évoqué la série de L'Oiseau blanc de la fraternité, par Richard Cowper, où les membres d'une même foi se font fendre la langue en deux pour jouer d'une flûte double, laquelle leur permet de projeter des visions d'un monde idéal et fraternel.



Toutefois, mon dvojnice est destiné à un usage beaucoup plus sinistre que la flûte de l'Oiseau Blanc. On m'a dit qu'il avait au moins 150 ans, (bien qu'il fut impossible de le dater avec précision) et j'ai pu apprendre qu'il est du type dit "mračno". 

Je n'ai malheureusement qu'une seule source à propos des dvojnice mračno et c'est un historien originaire de l’Est de la Serbie, monsieur Jovanović. C'est un grand érudit et parfait gentleman que j’ai eu le privilège de rencontrer alors que j’effectuais des recherches pour un projet de roman ruritanien (il ne m'a dit son prénom qu'une fois et, comme mon oreille n'était pas exercée aux phonèmes balkaniques, je ne l'ai pas retenu... et j'étais trop gêné pour le redemander). 

Je n'aime pas beaucoup parler d'un sujet quand je n'ai qu'une seule source, mais monsieur Jovanović est une source que je juge fiable. J'ai quand même tenté de valider certains détails. Ainsi, si on entre uniquement "dvojnice" dans Google, on obtient des  flûtes balkaniques simples et doubles, avec ou sans sac d'air.  



Si on entre "dvojnice mračno", Google donne précisément mon modèle de dvojnice.



Le mot "mračno" (que j'avais prié monsieur Jovanović de m'épeler)  est traduit par Google par "sombre", "sinistre" ou "obscur". Ça ne m'étonne pas... car d'après  monsieur Jovanović, le dvojnice mračno permettrait à celui qui en joue de charmer les légendaires drekavac. 


(je n'ai pu trouvé qu'une seule référence web faisant un lien entre le dvojnice et les drekavac, un vieux scan de GoogleBook datant de 1873).

  

Ici, une petite parenthèse à propos de cet être imaginaire. Comme toutes les créatures mythiques, il y a énormément de variations selon la région, l’époque, les modes et le conteur. La description que je donne ici est celle de monsieur Jovanović, 

 

*

 

La légende des drekavac serait la plus ancienne des légendes serbes. On racontait jadis que les enfants mort-nés qui étaient ensevelis sans être nommés devenaient des drekavac. Autour du VIe siècle, la définition s’est christianisée : on parle désormais d'enfants morts sans baptême.

 

Enragés d’avoir été jetés dans l’oubli par leurs parents, le corps des jeunes enfants se transforme sous terre en une sorte de créature mi-canine, mi-humaine. Douze jours avant le solstice d’hiver (ou durant les douze jours de Noël après le VIe siècle), le drekavac émerge de sa tombe.



Ceci n'est pas vraiment la représentation d'un drekavac, 
mais c'est l'image la plus proche de la gravure qu'on m'a montré.

On croyait généralement qu'il n'était visible que la nuit, en particulier pendant les douze jours de Noël (appelés « jours sans baptême » en serbo-croate) lorsque d'autres démons et créatures mythiques étaient censés être plus actifs. À ce moment, le drekavac hante la demeure de ses parents pour se venger : il égorge le bétail, souille le grain, fait entrer le vent glacial dans la demeure, fait mourir le feu dans l’âtre. On peut savoir qu’il est présent quand la Lune est au plus haut : à ce moment, il est possible de l’entendre sangloter ou murmurer des berceuses. Terriblement jaloux et vindicatif, il pénètre les rêves des autres enfants du couple et les dupe pour qu’ils sortent dans la neige et y meurent de froid.

 

On ne peut se débarrasser d’un drekavac à moins que celui-ci ne soit parvenu à éliminer tout ses frères et sœurs et que les parents finissent par mourir sans descendance. Sinon, il semblerait qu’un drekavac puisse poursuivre une même famille pendant des générations.

 

*


Ainsi, il parait qu'un couple se tenant dans un cimetière la nuit du solstice d'hiver et jouant des berceuses sur un dvojnice mračno peut ainsi charmer les drekavac qui habitent le cimetière: ils reconnaîtront le couple comme leur père et leur mère et obéiront au doigt et à l'oeil durant les douze jours de Noël. Passé cette période, ils retourneront dormir dans leur tombe, mais retrouveront chaque année leurs "parents" si ceux-ci reviennent jouer du dvojnice mračno. Certains contes des Balkans relatent les crimes que des "parents de drekavac" font accomplir à leurs "enfants" pendant ces douze jours : il s'agit généralement d'histoires particulièrement sombres. 

Monsieur Jovanović, qui m'a appris le peu que je connais des drekavac, m'a résumé sommairement l'un de ces contes et honnêtement, c'est carrément épouvantable.


Ce qui, vous l'aurez compris, donne énormément de cachet à mon dvojnice mračno...  

 

 

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