Je persiste et je signe, un cabinet se doit d’avoir des
canulars. Non seulement cela évoque l’essence même du cabinet (post-)Renaissance,
mais également il s’agit, dans un but éducatif, d’un éveil extraordinaire du
sens critique, de la recherche de sources fiables et de la remise en doute des
informations douteuses en se basant sur des faits scientifiques.
L’histoire des canulars naturalistes est longue et j’y
reviendrai de temps en temps. Pour le moment, je vais me pencher sur quelques
monstres marins.
Il faut garder en tête que jusqu’à Carl von Linné dans les
années 1750 (et encore là…), la plupart des traités de sciences naturelles
évoquaient pèle-mêle les animaux réels et les animaux légendaires.
La tendance ne s’est jamais éteinte : il suffit de
regarder sur le web les montages Photoshop montrant des « monstres marins »
ou des « sasquatch » pour comprendre que pour l’humain, Dame Nature
ne se départira jamais de ses mystères et que ceux-ci nous fascinent.
Le champion de ces canulars fut probablement l’homme de
spectacle P.T. Barnum qui, dans la vraie vie, n’avait pas grand-chose en commun
avec le doux romantique incarné par Hugh Jackman dans The Greatest Showman.
Champion du canular et du mensonge, fraudeur invétéré, il tenait un immense cabinet de curiosités et cherchaient à montrer aux gens les « monstres » humains ou les créatures légendaires.
Son canular le plus connu est la sirène des îles Fidji, une
taxidermie élaborée à partir d’un singe et d’un poisson.
Sirène des îles Fidji
Gravure de la sirène dans une publication scientifique
Vue d’artiste de ce à quoi aurait ressemblé la créature
Plus impressionnant mais moins connu, le terrible serpent de
mer de Barnum, élaboré en combinant les vertèbres de trois baleines,
en retirant les nageoires et en coiffant le tout d’un crâne de crocodile du
Nil.
Mais ce genre de montage remonte bien avant cela.
Dès le Moyen-Âge, on parlait de l’Évêque de Mer, une créature
qui aurait gouverné les poissons.
Mentionné pour la première fois par Cornelius Aurelius, il
est décrit comme un monstre merveilleux, un poisson en tous points comme un
homme, comprenant le langage des hommes sans le parler, portant les attributs
d'un évêque et notamment la mitre et une chasuble susceptible d'être soulevé
jusqu'au-dessus des genoux
On dit qu’un de ces monstres fut présenté au roi de Pologne
en 1431 avant d'être à sa demande muette rendu aux flots pour ne jamais
reparaître.
Ce monstre étrange sera ensuite cité plusieurs naturalistes
du XVIe siècle tels que Rondelet, Belon, Coenen ou Gesner, puis par,
Aldrovandi, Ambroise Paré, Henri de Sponde, le père Fournier, les pères de
Trévoux et l'archevêque Carlo Labia.
Vue d’artiste d e ce à quoi aurait ressemblé la créature
Dans un article de la revue américaine Folklore intitulé The
origin of the sea bishop, d'après Karl Shuker, les auteurs suggèrent que
l'évêque marin pourrait être une création humaine réalisée à partir de raies
modifiées manuellement puis séchées : une Jenny Haniver, telle que celle exposée au
musée de Whitby. C'est également la thèse soutenue par l'Académie des sciences
en 1829.
Jenny Haniver
Le nom « Jenny Haniver » est une déformation de « génie
d’Anvers », une ville portuaire belge où les marins fabriquaient ces
canulars. Il s’agit de raies taillées et séchées dans le but d’en faire de petits
diablotins marins que les nobles achetaient à fort prix.
Raie utilisée pour fabriquer les Jenny Haniver
Vue d’artiste d e ce à quoi aurait ressemblé la créature
Il existait trois types majeurs de Jenny Haniver :
La « tête en pointe », qu’on pourrait considérer
comme la « descendante » de l’évêque de mer.
La « draconique », supposée s’attaquer aux navires
Jenny Haniver « draconique » dans un ouvrage de
sciences naturelles
La « couronnée » ou « noble », la plus
rare de toutes.
Ma propre Jenny Haniver
Car oui, j’en possède bien une ! Et la plus rares de toutes
les versions : une Jenny Haniver Noble — mais son squelette plutôt qu’un
corps séché !
Car voyez-vous, les raies sont des poissons cartilagineux :
elles n’ont pas d’os. Pourtant, certains cabinets possédaient des squelettes de
Jenny Haniver — c’était la Jenny la plus convoitée, qui faisait l’envie de tous
les cabinetiers car elle était la « preuve » que la créature était « vraie » :
après tout, on ne peut tirer d’os d’une vulgaire raie.
Très peu de ces squelettes ont survécu jusqu’à nos jours
mais certains catalogues de cabinets — comme celui de Rudolph II de Habsbourg —
en font mention.
C’est en feuilletant Carl von Linné que j’ai vu la procédure
pour obtenir un squelette de Jenny Haniver. Malheureusement, la description est
très sommaire, juste assez pour savoir que les os proviennent d’un silure et
que le centre du corps du squelette de Jenny est en fait la vertèbre atlas du
poisson.
Atlas de silure
Bon, ça peut sembler petit, mais les silures peuvent atteindre
des tailles impressionnantes.
C’est le plus grand des poissons d’eau douce
J’ai trouvé les détails de la construction dans un vieil
article de journal numérisé par une bibliothèque universitaire où un
journaliste, ayant bien peu de respect pour P.T. Barnum, avait visité son
cabinet accompagné d’un pêcheur d’expérience.
J'avais déjà le "dragonfly bone" (j'ignore le terme français) pour faire une Jenny Haniver draconique, sauf qu'on prenait dans ces cas-là des crânes de très gros silures... parce que dans mon cas...
bah oui, il me reste quelques cennes noires...
Quoique... si les Jenny Haniver sont des poissons, ça veut dire qu'elles existent probablement sous forme d'alevin... à réfléchir... mais passons...
Ça reste un bel objet...
Heureusement, toutes les parties citées par Linné et par le vieux pêcheur lors de sa visite au musée Barnum étaient présentes dans ma collecte.
Il s’agit d’un boulot assez complexe : du moins, plus
que je m’y attendais. En fait, il faut placer des os qui ne sont pas supposés
aller ensemble de façon à ce qu’ils aient l’air à leur place.
Tout est une
question d’angle, de doigté et de sens de l’observation.
Y'a comme un air de famille, non ?
J’en ai eu pour la journée, mais je suis plutôt fier du
résultat.
Temps investi : une journée
Montant investi : dôme de verre du Village des Valeurs, 4$
base en bois du Michael's, 1$
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