mercredi 8 avril 2020

Jenny Haniver et autres faux monstres marins


Je persiste et je signe, un cabinet se doit d’avoir des canulars. Non seulement cela évoque l’essence même du cabinet (post-)Renaissance, mais également il s’agit, dans un but éducatif, d’un éveil extraordinaire du sens critique, de la recherche de sources fiables et de la remise en doute des informations douteuses en se basant sur des faits scientifiques.

L’histoire des canulars naturalistes est longue et j’y reviendrai de temps en temps. Pour le moment, je vais me pencher sur quelques monstres marins.

Il faut garder en tête que jusqu’à Carl von Linné dans les années 1750 (et encore là…), la plupart des traités de sciences naturelles évoquaient pèle-mêle les animaux réels et les animaux légendaires.

La tendance ne s’est jamais éteinte : il suffit de regarder sur le web les montages Photoshop montrant des « monstres marins » ou des « sasquatch » pour comprendre que pour l’humain, Dame Nature ne se départira jamais de ses mystères et que ceux-ci nous fascinent.

Le champion de ces canulars fut probablement l’homme de spectacle P.T. Barnum qui, dans la vraie vie, n’avait pas grand-chose en commun avec le doux romantique incarné par Hugh Jackman dans The Greatest Showman.





Champion du canular et du mensonge, fraudeur invétéré, il tenait un immense cabinet de curiosités et cherchaient à montrer aux gens les « monstres » humains ou les créatures légendaires.



Son canular le plus connu est la sirène des îles Fidji, une taxidermie élaborée à partir d’un singe et d’un poisson.



Sirène des îles Fidji



Gravure de la sirène dans une publication scientifique



Vue d’artiste de ce à quoi aurait ressemblé la créature

Plus impressionnant mais moins connu, le terrible serpent de mer de Barnum, élaboré en combinant  les vertèbres de trois baleines, en retirant les nageoires et en coiffant le tout d’un crâne de crocodile du Nil.




Mais ce genre de montage remonte bien avant cela.


Dès le Moyen-Âge, on parlait de l’Évêque de Mer, une créature qui aurait gouverné les poissons.


Mentionné pour la première fois par Cornelius Aurelius, il est décrit comme un monstre merveilleux, un poisson en tous points comme un homme, comprenant le langage des hommes sans le parler, portant les attributs d'un évêque et notamment la mitre et une chasuble susceptible d'être soulevé jusqu'au-dessus des genoux

On dit qu’un de ces monstres fut présenté au roi de Pologne en 1431 avant d'être à sa demande muette rendu aux flots pour ne jamais reparaître.

Ce monstre étrange sera ensuite cité plusieurs naturalistes du XVIe siècle tels que Rondelet, Belon, Coenen ou Gesner, puis par, Aldrovandi, Ambroise Paré, Henri de Sponde, le père Fournier, les pères de Trévoux et l'archevêque Carlo Labia.




Vue d’artiste de ce à quoi aurait ressemblé la créature

Dans un article de la revue américaine Folklore intitulé The origin of the sea bishop, d'après Karl Shuker, les auteurs suggèrent que l'évêque marin pourrait être une création humaine réalisée à partir de raies modifiées manuellement puis séchées : une Jenny Haniver, telle que celle exposée au musée de Whitby. C'est également la thèse soutenue par l'Académie des sciences en 1829.



Jenny Haniver

Le nom « Jenny Haniver » est une déformation de « génie d’Anvers », une ville portuaire belge où les marins fabriquaient ces canulars. Il s’agit de raies taillées et séchées dans le but d’en faire de petits diablotins marins que les nobles achetaient à fort prix.





Raie utilisée pour fabriquer les Jenny Haniver




Jenny Haniver empaillée



Vue d’artiste de ce à quoi aurait ressemblé la créature


Il existait trois types majeurs de Jenny Haniver :


La « tête en pointe », qu’on pourrait considérer comme la « descendante » de l’évêque de mer.



La « draconique », supposée s’attaquer aux navires






Jenny Haniver « draconique » dans un ouvrage de sciences naturelles


La « couronnée » ou « noble », la plus rare de toutes.





Ma propre Jenny Haniver

Car oui, j’en possède bien une ! Et la plus rares de toutes les versions : une Jenny Haniver Noble — mais son squelette plutôt qu’un corps séché !

Car voyez-vous, les raies sont des poissons cartilagineux : elles n’ont pas d’os. Pourtant, certains cabinets possédaient des squelettes de Jenny Haniver — c’était la Jenny la plus convoitée, qui faisait l’envie de tous les cabinetiers car elle était la « preuve » que la créature était « vraie » : après tout, on ne peut tirer d’os d’une vulgaire raie.


Très peu de ces squelettes ont survécu jusqu’à nos jours mais certains catalogues de cabinets — comme celui de Rudolph II de Habsbourg — en font mention.

C’est en feuilletant Carl von Linné que j’ai vu la procédure pour obtenir un squelette de Jenny Haniver. Malheureusement, la description est très sommaire, juste assez pour savoir que les os proviennent d’un silure et que le centre du corps du squelette de Jenny est en fait la vertèbre atlas du poisson.


Atlas de silure

Bon, ça peut sembler petit, mais les silures peuvent atteindre des tailles impressionnantes.



C’est le plus grand des poissons d’eau douce


J’ai trouvé les détails de la construction dans un vieil article de journal numérisé par une bibliothèque universitaire où un journaliste, ayant bien peu de respect pour P.T. Barnum, avait visité son cabinet accompagné d’un pêcheur d’expérience.

Essentiellement, le squelette de Jenny Haniver se fabrique avec les os du crâne du silure. J’ai trouvé un petit crâne fracassé sur le bord du fleuve l’an dernier et j’en ai ramassé les morceaux, espérant pouvoir le remonter. Il manquait des parties pour réaliser ce projet, mais tout y était pour fabriquer une Jenny Haniver.

J'avais déjà le "dragonfly bone" (j'ignore le terme français) pour faire une Jenny Haniver draconique, sauf qu'on prenait dans ces cas-là des crânes de très gros silures... parce que dans mon cas...



bah oui, il me reste quelques cennes noires... 




Quoique... si les Jenny Haniver sont des poissons, ça veut dire qu'elles existent probablement sous forme d'alevin... à réfléchir... mais passons...


Ça reste un bel objet... 


Heureusement, toutes les parties citées par Linné et par le vieux pêcheur lors de sa visite au musée Barnum étaient présentes dans ma collecte.





Il s’agit d’un boulot assez complexe : du moins, plus que je m’y attendais. En fait, il faut placer des os qui ne sont pas supposés aller ensemble de façon à ce qu’ils aient l’air à leur place. 





Tout est une question d’angle, de doigté et de sens de l’observation.



Y'a comme un air de famille, non ?


J’en ai eu pour la journée, mais je suis plutôt fier du résultat.




Temps investi : une journée
Montant investi : dôme de verre du Village des Valeurs, 4$
                             base en bois du Michael's, 1$ 

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