lundi 13 septembre 2021

Le seigneur des landes enneigées

L’aventure a commencé il y a deux ans. Un collègue cabinetier (oui, j’ai intégré une petite communauté qui, à travers les forums spécialisés, procède à l’échange et à l’identification de curiosités) m’a contacté pour me demander si j’étais intéressé par des fossiles de mammouth.

 


Il avait jadis travaillé en Russie et de ce qu’il m’avait raconté, il existait une sorte d’OBNL qui aidait d’anciens mineurs sibériens à accroitre leurs revenus en organisant des fouilles collectives pour traquer les ossements de mammouths, rhinocéros laineux, aurochs et autres grands mammifères préhistoriques. L’argent obtenue était mise en commun, etc, etc… et pour une bagatelle on pouvait obtenir des fossiles de qualité musée.

 

Il faut dire que le réchauffement climatique rend accès plus facilement aux fossiles en Sibérie, car le pergélisol fond plus rapidement, exposant les ossements pris dedans, outre les artefacts du Paléolithique et les virus pour lesquels nous n’avons plus d’anticorps depuis des lustres…

 





…mais revenons à nos mammouths.

 

Je pouvais commander des pièces d’ivoire à 550 roubles  (10$ can) la livre,  des crânes entiers à 17 000 roubles (300$ can), des ossements majeurs (fémurs, omoplates, etc) entre 3000 et 12 000 roubles (50$ à 200$ can) et une panoplie de « choix du chef » pour 5500 roubles (100$ can)… et tout cela « pour une bonne cause ».

 

Euh… ok.

 

L’histoire me semblait boiteuse et le concept avait l’air plutôt louche et plus ou moins légal. J’ai été tenté par une livre d’ivoire (je n’y risquais que 10$) mais quand on parle de trafic d’ivoire, la loi ne fait pas une grosse différence sur la quantité et la prison ne me tentait guère. Bon, je sais que le commerce d’ivoire fossile est légal mais étais-je sûr qu’il serait fossilisé ?

 

J’ai donc décidé de la jouer safe et sur le coup, j’ai préféré passer mon tour. D’autant que je n’étais même pas sûr si j’allais vraiment recevoir quelque chose de Russie…

 

…j’ai cru avoir bien fait sur le coup, car mon collègue n’a rien reçu après plusieurs semaines. Il avait commandé un os majeur (une côte) et une livre d’ivoire… sauf que le temps passait, passait… et rien n’arrivait.

 

Ça me confirmait mon impression d’arnaque jusqu’à ce que, quatre mois après avoir passé sa commande, il recevait enfin ses fossiles avec, disait-il, les papiers officiels.

 

J’ai été si impressionné par les photos qu’il m’avait envoyé (autant les fossiles eux-mêmes que toute la paperasserie qui les accompagnait) que je lui ai demandé aussitôt s’il ferait une autre commande…

 

…il m’a dit que non… et j’ai bien cru avoir raté ma chance.

 

Sauf que sept mois plus tard, mon confrère cabinetier est passé par une période difficile qui l’a obligé à quitter sa maison à deux étages pour un 3 ½. Tout son cabinet a été liquidé et c’est là qu’il m’a demandé si je désirais toujours ces fossiles de mammouth car si oui, il m’en ferait cadeau.

 

J’ai accepté aussitôt et j’ai reçu l’objet avec une épaisse liasse de papiers écrits en russe. J’ai pris les documents en photos, j’ai adapté le texte en format .doc avec OCR puis j’ai pu le copier-coller dans Google Traduction.

 

Et c’est grâce à Google que j’ai pu me promener ensuite sur les sites gouvernementaux russes, déchiffrer les lois sur l’exportation et sur la conservation de la faune (sachez en passant que chaque citoyen russe est limité à chasser « seulement » trente-cinq rennes par année sans permis, au-delà il faut s’en acheter un) et en affichant des jpg des spécimens de documents officiels, j’ai pu découvrir que mes fossiles de mammouths étaient tout ce qu’il y avait de plus légaux. J’ai pu rentrer le code ф.м.а.ц.я. du document (l’équivalent d’un CITES à ce que j’ai compris) et j’ai pu voir s’afficher l’adresse postale de mon collègue en guise de lieu d’exportation.

 

Eh bah. Ça m’a pris deux jours entiers, mais j’ai pu valider que mes fossiles étaient légaux.

Passons donc au grand dévoilement…

 

 

Mes fossiles de mammouths

 

Je dispose d’une côte (1), d’un morceau de défense dégradé (2) et d’un morceau d’ivoire de haute qualité (3) — ce dernier m’a été offert par mon frère par le biais d’un revendeur spécialisé.



 

Ma côte de mammouth, présentée comme il se doit par une mannequin sexy, est certes de taille impressionnante, bien qu’il ne s’agisse que de l’une des plus petites côtes de l’animal (voir schéma ci-dessus).

   






Je n’ai pas encore fabriqué mes présentoirs (car Sonya ne va tout de même pas tenir le fossile tout sa vie) et j’hésite encore sur la manière la plus impressionnante de les mettre en valeur.

 


 


Des mammouths et des hommes

 

La famille des Mammutidae, a divergé de son groupe-mère il y a environ 25 millions d’années. Plusieurs espèces différentes ont émergé les plus connues étant les mammouths des steppes, le mammouth de Colomb et, le plus « populaire », le mammouth laineux.




C’est lui qu’on voit représenté dans l’art pariétal.  Si ce même art (et des fossiles de mammouth portant des pointes de lance) prouvent que nos ancêtres néanderthaliens et cro-magnons chassaient le mammouth, on ignore encore si cette chasse était fréquente ou anecdotique.



Reste que le mammouth était une opportunité exceptionnelle. Il y avait là suffisamment de viande pour nourrir une tribu pendant des lustres ; la peau et le lainage pouvait tenir tout le monde au chaud ; les nerfs, les poils et tendons faisaient des cordes solides ; l’ivoire servait à fabriquer des bijoux, mais aussi des armes et des outils tranchants ; les ossements pouvaient servir à fabriquer de multiples objets. On a retrouvé une lampe consistant en une vertèbre de mammouth dans laquelle on mettait la graisse de l’animal comme combustible et l’un ses poils en guise de mèche… et tout cela, quand on ne se faisait pas carrément une maison en mammouth !  

 



Les mammouths ont disparus beaucoup plus tard qu’on l’a d’abord cru. On sait avec certitude que les mammouths de l'île Wrangel n’ont pas disparu avant 2000 av. J.-C. Pour  vous situer, c’est environ à ce moment qu’on construisait la pyramide de Khéops en Égypte antique.

 

 

 

Fossiles de mammouths et mythologies

 

Dès la Grèce Antique, et plus encore dans l’Empire romain, les fossiles de mammouths rapportés de l’Est par les caravanes de commerçants furent rapidement identifiés à des squelettes de cyclopes, des géants mythiques n’ayant qu’un seul œil dans le milieu du front.

 




Il faut dire que le crâne d’un mammouth (ou d’un éléphant) peut évoquer ce monstre, le trou de la trompe rappelant l’orbite d’un œil géant.

 



Ainsi, devant ces « preuves », les naturalistes croiront à l’existence des cyclopes jusqu’à la Renaissance et au-delà, même ceux ayant souhaité être aussi rigoureux que possible en exigeant de ne représenter que des spécimens dont ils auraient vu la dépouille.



De leur côté, les Sibériens pensaient que les fossiles de mammouth étaient ceux d'animaux ressemblant à des taupes géantes qui vivaient sous la surface du sol et mouraient quand on les mettait à la surface. Cette croyance a aussi perduré (pour les mêmes raisons que ci-haut) jusque dans les bestiaires pré- et post-Renaissance.




Pour la deuxième image, je ne suis pas certain s’il s’agit d’une taupe géante sous une petite cité ou une taupe normale avec une cité très éloignée en arrière-plan… mais bon, vous cernez le concept.

 

Dans les Balkans, les pays scandinaves et la proche Russie (autour de St-Petersburg et Moscou), on associera surtout les fossiles de mammouths aux sangliers titanesques qui auraient été montés par des géants. On se rapproche davantage de la forme réelle de l'animal --- ne manque que sa trompe et on y serait plus ou moins.



La même interprétation fut donnée en Chine, puis au reste de l’Extrême-Orient ; le sanglier Nobu dans Princesse Mononoke en est un exemple.

 


 

Redécouverte du mammouth

Les premiers dessins naturalistes pour identifier le mammouth furent faits en Russie et étaient fortement teintés de l’idée mythique du sanglier géant, comme on peut le voir ci-dessous.

 



 

En 1799, on découvrit le premier mammouth préservé dans la glace ; dès lors, aucune raison de spéculer l’apparence. Georges Cuvier vit en eux les ancêtres des éléphants (dont ils en sont en réalité de proches cousins, comme le cheval et l’âne, disons). Les mammouths taxidermisés deviendront vite des attractions courues


 


 

Survie hypothétique du mammouth

 

Certains cryptozoologistes veulent croire qu’ils ont vécu beaucoup plus longtemps, voire qu’ils existent toujours. L’un des arguments qu’ils avancent est que les Sibériens décrivaient les mammouths comme des animaux toujours vivants, quoique rarissimes, alors qu’ils attribuaient les fossiles de mammouths à des os de souris ou de taupes géantes (voir ci-dessus).

 

Une chronique du XIVe siècle fait mention de surprenants animaux qui auraient été offert à Siméon Ier Ivanovitch dit le Fier ou le Superbe (1316 - 1353), Grand-Prince de Moscou. Cadeau d’un supposé « Prince de la Grande Tartarie » (contrée plus ou moins fictive que les cartographes fixaient  dans les zones du nord eurasien dont ils ne disposaient pas d’information), ces six animaux auraient été « semblables au yak par la forme et la toison, des cornes dans la bouche comme un sanglier qui eu un très-long mufle». Il s’agit là d’un témoignage bien mince pour sauter aux conclusions hâtives, quoiqu’en pensent  Heuvelmans et ses émules (et en dépit de mes recherches, je ne parviens pas à retrouver la soi-disant chronique d’origine et uniquement des références à celles-ci, la plus ancienne datant du XXe siècle). 

 



Bien sûr, ça fait rêver…

 

Le bruit a parfois couru que le mammouth ne serait pas vraiment éteint et que de petits troupeaux isolés survivraient dans la toundra de l'hémisphère nord, vaste et peu peuplée. Vers la fin du dix-neuvième siècle, selon Bengt Sjögren, des rumeurs persistaient sur la survie de mammouths au fin fond de l'Alaska. En octobre 1899, un certain Henry Tukeman aurait raconté en détail comment il avait tué un mammouth en Alaska et avait ensuite donné l'exemplaire à la Smithsonian Institution de Washington. Mais le musée a nié l'affaire, qui s'est révélée être un canular. En 1946, un chargé d’affaires français travaillant à Vladivostok, M. Gallon, a assuré qu' il avait rencontré un trappeur russe qui prétendait avoir vu des « éléphants » géants et velus, vivant au cœur de la taïga.

 

Résurrection du mammouth

 

En décembre 2005, des chercheurs allemands, britanniques et américains ont réussi à séquencer complètement de l'ADN mitochondrial de mammouth, ce qui a permis d'en savoir davantage sur la relation étroite entre le mammouth et l'éléphant d'Asie.



Au Musée suédois d'histoire naturelle (SMNH) de Stockholm, Love Dalén (généticien évolutionniste) et de ses collègues ont réussi le séquençage de quelques éléments d’ADN provenant d'un mammouth laineux précoce (Mammuthus primigenius), et de deux échantillons venant de fossiles d’un précurseur dit « Mammouths des steppes » (Mammuthus trogontherii).



Tout juste cette année, des fragments d'ADN extrait de 3 molaires de mammouth (trouvées dans les années 1970 dans le pergélisol de Sibérie orientale) ont pu être séquencés et analysés. Ce sont les fragments d’ADN les plus anciens jamais extraits de fossiles à ce jour.



 

Les progrès du décodage du génome du mammouth ont relancé l'idée selon laquelle l'espèce pourrait un jour être ramenée à la vie. Les nouvelles technologies et la proximité génétique entre le mammouth et les éléphants actuels suggèrent des moyens par lesquels cette expérience pourrait être un jour réalisée.

Est-ce que ça en vaudrait la peine ?

Recréer un ou deux spécimens pourrait être intéressant pour diverses raisons ; certes pour mieux comprendre le phénomène de spéciation, mais aussi pour maîtriser des techniques qui pourraient mener à la sauvegarde génétique de plusieurs espèces actuellement en danger. On peut songer au sort terrible qui attend les rhinocéros, par exemple, et notamment aux efforts actuels pour sauver le rhinocéros blanc de l’extinction. D’autres espèces pourraient ainsi bénéficier d’une seconde chance, une fois que des habitats sécuritaires auraient été créés exprès pour eux.

Malheureusement, il y a fort à parier qu’une fois qu’un premier mammouth sera recréé, la plupart des parcs d’attractions désirent en obtenir un — il y a de l’argent à y faire. Pourrait-on exiger qu’une part des profits serve alors à la sauvegarde d’autres espèces ? Peut-on utiliser le capitalisme à des fins écologiques ?

Ce serait un beau rêve, mais à voir comment les choses se passent actuellement, j’ai des doutes.

Nombreuses sont les espèces, de notre vivant, à rejoindre les géants laineux dans le « paradis des espèces disparues » — une espèce disparait aux 15 minutes sur Terre.

Y penser me fout les bleus.

 

Steak de mammouth

 

Pour finir sur une note moins triste, une anecdote farfelue. En 1901, l’expédition de la rivière Beresovca a trouvé un mammouth si parfaitement préservé qu’il avait encore de l’herbe dans sa bouche. Les os et la peau furent présentés à Saint-Petersbourg tandis que la chair aurait été, supposément, servie dans un « banquet de mammouth ».

Non seulement tout bon cuisto vous dira que ça n’a aucun sens (de la viande préservée plus de quelques mois au congélateur commence à devenir immangeable, alors imaginer quelques millénaires), mais un test d’ADN fut produit sur quelques « restes » de ce banquet préservés dans le formol et il semblerait que ce soit de la viande de yak qui fut servie… pourquoi ce canular ? Son Altesse Impériale le tsar Nicolas II dit le Pacifique était un grand amateur de divertissements qui visaient à épater l’aristocratie de tous les pays… et était aussi le principal bailleur de fonds des expéditions paléontologiques sur son territoire.

On peut s’imaginer que les chercheurs ont cru qu’il serait plus facile ainsi de débloquer des fonds par la suite… à moins que Son Altesse n’eut Elle-même ordonné la supercherie.




 

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