vendredi 19 novembre 2021

Des confidences par-delà l’espace et le temps

J’ai eu quelques lecteurs qui m’ont parlé de la malle où j’avais trouvé le billet de 1000 couronnes austro-hongroises. Certains voulaient savoir si j’avais eu le temps de retirer le papier peint ; la réponse est non, et je vous promets de vous tenir au courant.

Mais beaucoup étaient également intéressés par l’histoire de la malle, les indices que je pouvais en tirer. On m’a questionné à savoir si des « histoires cachées » peuvent souvent être mises à jour.

Je ne dirais pas « souvent », mais ça arrive moins rarement que je l’aurais cru. Des annotations derrière de vieux ferrotypes ; les notes prises dans un journal qui révèlent un naturaliste inconnus (j’en ai déjà parlé) ; quelques conjugaisons difficiles griffonnées dans le fond d’un coffre à crayon en bois, peut-être afin de tricher à un examen ; une mèche de cheveux nouée avec un ruban dans un vieux coffre à bijoux.

Tant d’histoires dont je ne connaitrai jamais les détails. Des bribes du passé, dont la signification est oubliée pour toujours, qui aboutissent dans mon cabinet pour me murmurer leur existence.

Ça me rend tout humble, ça me fait sentir privilégié et c’est précieux à mes yeux. 

Dans ce billet je vais partager avec vous « l’histoire cachée » qui m’a le plus bouleversé, à un point que je ne sais pas encore comment agir face à celle-ci. 


J’adore les livres scientifiques anciens, leur apparence de grimoire, leurs théories vétustes expliquées comme des découvertes récentes et prometteuses. J’ai acheté ce vieux bouquin de sciences pour 50 cents chez un bouquiniste. 



Le bouquin était abondamment annoté. C’est une chose que j’adore. Avec une loupe, je relis chaque phrase, chaque note, j’essaie de me figurer être en train d’étudier avec son précédent possesseur.





C’est plaisant et parfois on y lit quelques petits trésors. Je digresse une peu : dans un autre bouquin, on peut lire dans une marge « appartement de Louiselle, 1199 Dor.Est » avec un petit cœur gribouillé en-dessous. Le monsieur avait aussi inscrit son propre nom et la date d’achat sur la page-titre et grâce à cela, j’ai pu découvrir qu’il était décédé en 1997, laissant dans le deuil « son épouse Louiselle, leur sept enfants et dix-huit petits-enfants ».

C’est attendrissant, non ?


Mais ces histoires-là ne finissent pas toujours bien, et celle que renferme le livre de sciences est une véritable tragédie.


Au premier tiers du bouquin, on trouve cette photo, découpée d’un journal.


On peut d’ailleurs constater, au jaunissement du papier, qu’elle y est resté longtemps.



Le texte en-dessous m’a ébranlé… « est au nombre des disparus ».

« Au nombre de » !?


Ce fut facile de retrouver le journal entier. On peut voir un bout de la date (…vier 1938, donc « Janvier »). De l’autre côté, une partie de l’entête du journal.



J’ai assez fouillé les archives dans ma carrière d’auteur pour reconnaître l’entête de « La Patrie ». Et c’est ainsi qu’en observant les exemplaires des archives en ligne, j’en suis arrivé à découvrir le terrible incendie du Collège Sacré-Cœur de Saint-Hyacinthe.





                J'encadre en jaune, (vous l'aurez compris), la section occupée par la photo du bouquin. 

C’était un collège où les élèves recevaient une instruction poussée en mathématiques, physique et chimie, pour être aptes à parfaire leur instruction dans des sphères plus élevées. Au début des années 1930, le collège mettait à l’emphase l’enseignement de la langue anglaise : les mathématiques et la géographie, entre autres, y étaient enseignées en cette langue. 



Un soir de janvier 1938, un incendie s’est déclaré. Aux cris des élèves rassemblés sur le toit et criant au secours, se mêlaient les plaintes de ceux qui s’étaient jetés des étages supérieurs et qui gisaient déjà dans la neige souffrant d’horribles brûlures et de multiples fractures. 

Une cinquantaine de personnes ont péri.



Dans le bouquin, sur la page suivante, on ne voit plus d’annotations studieuses. On commence à lire des poèmes.


En fait, le moindre espace blanc est occupé par un poème, ou un  brouillon de poème.



Celui-ci s’intitule « The morning lark » ; c’est un texte de James Thomson. On peut lire des poèmes de nombreux auteurs, mais d’autres qui me semblent des compositions personnelles : d’une part parce qu’on ne trouve rien sur Internet en les recopiant, d’autre part parce qu’on peut y voir le processus créatif à l’œuvre : des ratures, des changements de synonymes, des chiffres au-dessus des phrases pour compter les pieds des vers.

L’un des poèmes est totalement illisible parce que l’encre a coulé sous de multiples gouttes d’eau — j’ai tendance à croire que ce sont des larmes.


Car le propriétaire du bouquin et le jeune garçon sur la photo vivaient une idylle secrète : à ce sujet, les poèmes sont très clairs.  Par pudeur, par respect, ils ne seront pas reproduits sur ce blogue. Je reviendrai sur mes raisons plus bas.


Ce sont de très beaux poèmes, presque tous des sonnets en alexandrins, avec rimes riches à la fin du vers et rimes secondaires à l’hémistiche. La moitié d’eux parlent des beautés de la nature, de l’âme qui s’émeut face aux merveilles du monde ; les autres évoquent le deuil, de mort, d’amour perdu, de souffrance. 

La plupart mettent l’accent sur la souffrance de vivre un deuil en secret, sans épaule où pleurer, sans oreilles à se confier. 


Comme il a dû souffrir. C’est inhumain. J’essaie d’imaginer comment je me sentirais si ma belle Sonya mourrait de manière atroce et que je n’aurais pas le droit d’en parler à qui que ce soit jusqu’à ce que le temps panse mes plaies… 


Ça m’a bouleversé. 


À notre époque, l’homosexualité n’est plus taboue. Cachés dans un bouquin pendant presque un siècle, les poèmes de ce jeune homme sont restés secrets jusqu’à ce qu’ils puissent trouver un lecteur qui n’aurait aucun préjugé à ce sujet. J’ai lu ces poèmes, j’ai compatis à son chagrin, j’ai souffert en découvrant son histoire tragique. J’aurais voulu le prendre dans mes bras, lui offrir mon épaule pour qu’il puisse y pleurer. 

Je me souviens d’une nouvelle (le titre m’échappe), publiée dans un Territoires de l’Inquiétude, où un étudiant achète un vieux secrétaire et parvient à envoyer des lettres à un siècle dans le passé pour réconforter une demoiselle de l’âge victorien qui subira un mariage arrangé.

Parfois, on se prend à rêver que ce soit possible.

Même si ça entre en contradiction avec mon esprit scientifique, j’ai envie d’espérer qu’à travers le temps et l’espace, il a perçu un peu de réconfort provenant de ce cabinetier qui, dans le futur, avait l’état d’esprit pour être le confident dont il aurait eu besoin.


Mais passons…


Car cet étudiant-là aussi avait inscrit son nom dans son manuel. Son nom et son adresse. Connaissant ces deux éléments, ainsi que le nom du Collège où il étudiait et en quelle année, j’ai pu retrouver sa photo sur un tableau de finissants. J’ai pu mettre un visage sur ce jeune homme.  

J’ai aussi pu savoir qu’il a travaillé à La Pocatière avant de devenir professeur dans une université prestigieuse. 

Il s’est éteint en 2007, laissant dans le deuil une épouse, des enfants et des petits-enfants. Alors voilà la raison pour laquelle je ne le nomme pas, pour laquelle je ne recopie pas les poèmes. J’ignore ce que sa famille en penserait. J’ignore comment elle réagirait. J'ignore comment LUI aurait réagi.


Adolescent, j’avais un journal intime ; si quelqu’un le retrouvait et le rendait public, je ne serais vraiment pas à l’aise avec cela.


Peut-être pourrais-je contacter les descendants (la notice nécrologique me les nomme tous) et leur demander ce qu’ils en pensent ? Les poèmes sont magnifiques, de très bon calibre, et il y aurait de quoi en faire un recueil… devrait-on ? 


Je ne sais pas trop quoi faire avec ces révélations que je suis allé moi-même extirper du passé. Mais vous comprendrez que désormais, ce vieux bouquin de sciences occupe une place privilégiée dans mon cabinet.


J’ai quelques autres objets, comme ça… peut-être en parlerai-je un jour.





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