mardi 28 décembre 2021

Délires d'aliens, cadeaux des dieux et bleuets martiens

Je le dis tout de suite : je ne suis pas du tout partisan de la théorie des « ancêtres extraterrestres » qui, selon moi, relève du pur délire, n’en déplaise à l’animateur de cette série boboche qui passe sur Historia. 


Qui plus est, il y a une sorte de racisme sous-jacent à cette idée qui me déplait : souvent, on dira (par exemple) que le pilier de fer de Delhi ne peut pas avoir été construit dès le Ve siècle en Inde car la qualité du fer fut obtenue seulement au XIXe siècle en Occident. 


Ok, donc si les Blancs n’ont pas pu le faire les premiers, il faut absolument que les Hindi aient reçu l’aide des aliens ? 


Bref, ça me tombe sur le système, surtout que n’importe quelle merveille non-européenne (lignes de Nazca, pyramides d’Égypte, nommez-les) peut être attribuée aux extraterrestres mais personne ne songe à le faire pour l’Acropole grecque ou le Colisée de Rome, par exemple… 


Et soit dit en passant, ces aliens hypothétiques seraient de foutus mauvais architectes. En Égypte, par exemple, l’art de la pyramide ne commence pas avec celle de Khéops ; il y en a de plus anciennes et moins belles, comme celle de Djoser, puis des tombeaux encore moins impressionnants, et ainsi de suite jusqu’à des tumulus pré-Empire. Bref, on peut passer à rebours toute la technique de la construction des pyramides de son triomphe jusqu’à ses balbutiements… alors nos aliens seraient venus enseigner aux humains à empiler grossièrement des roches par-dessus un cadavre ? Pfah ! Même les enfants de cinq ans le font dans leur carré de sable.


Troisième contre-argument : on objectera souvent que la structure en pyramide se retrouve partout sur Terre parmi des civilisations n’ayant eu aucun contact entre elles, ce qui est une « preuve ». Je trouve que c’est l’un des arguments les plus débiles de la théorie. Les Anciens utilisaient la structure en pyramide parce qu’il s’agit de la structure la plus facile et la plus solide pour ériger un monument en hauteur. Passez seulement dix secondes à comparer les pyramides égyptiennes et mayas (par exemple) et vous verrez à quel point les différences architecturales sont majeures. 


Bref… 



*



Donc, l’idée des « ancêtres extraterrestres »  n’a aucun sens.  Mais il n’en reste pas moins que c’est une idée fascinante du point de vue de la science-fiction , un domaine de l'imaginaire  et que ça fait rêver. 


J’avais 11 ou 12 ans quand le film original de La Porte des Étoiles est sorti au cinéma.  C’était bien, surtout pour le gamin que j’étais, et bien entendu les livres d’Erich von Daniken sont redevenus à la mode le temps d’une année ou deux.


L’une des choses qui me faisait le plus rêver étaient l’idée qu’il existait sur Terre des « enregistrements » de la technologie de ces extraterrestres fictifs et souvent, on faisait référence aux billes de Klerksdorp et aux sphères Moqui.


C’est à partir de ce moment que j’ai rêvé de posséder un jour l’une de ces sphères.




Ces sphères sont nommées d’après la langue Hopi de la tribu habitait jadis cette région : le mot « moqui » signifiant « Ceux qui nous ont quitté ». La légende affirme que les dieux des Hopi sont descendus du Paradis en apportant ces sphères par milliers. Lorsqu’ils sont retournés chez eux, ils ont laissé les sphères derrière eux en signe de leur satisfaction et ont enseigné aux shamans comment les utiliser pour communiquer avec eux et soigner des maladies. 



La légende affirme également que toutes les pierres étaient jadis entreposées dans un lieu de prière, mais que les prêtres des hommes blancs les ont dispersés.  




Ah ! Là c’est certain que ça fait rêver ! Ça donne envie de croire que des aliens sont venus offrir des « enregistrements » aux Hopi sous forme de sphères. 



Sauf que ces sphères sont complètement naturelles. Ce sont des concrétions d’oxyde de fer. Elles se sont formées sous terre lorsque des minéraux de fer se sont précipités des eaux souterraines. Le phénomène se produit dans de nombreux endroits du sud de l'Utah. 


La roche hôte des billes, le grès Navajo, a été initialement déposée il y a environ 180 à 190 millions d'années sous la forme d'un immense champ de dunes de sable, semblable au Sahara moderne.  Le sable a ensuite été enseveli par d'autres sédiments et finalement cimenté dans du grès.



Alors qu'elle était encore enfouie, l'eau contenant des agents réducteurs tels que des acides faibles ou éventuellement des hydrocarbures (pétrole) a voyagé lentement à travers des parties du grès perméable en dissolvant le fer dans l'eau. Cette eau chargée de fer s'est finalement écoulée vers un endroit où la chimie des eaux souterraines a changé et a provoqué la précipitation du fer. 

Ce fer précipité a entouré et cimenté les grains de sable et, avec le temps, a formé des concrétions de fer constituées de couches concentriques de minéraux de fer dur enfermant de manière lâche du sable bien cimenté.

Une fois que les couches rocheuses sus-jacentes ont été érodées et que le grès Navajo a été révélé, l'altération du grès a exposé les concrétions de fer dures et résistantes aux intempéries, dont beaucoup sont amassées en grands groupes à la surface


La taille d’une bille Moqui varie entre celle d’un pois et celle d’un poing. Brisée en deux, on peut constater la présence de deux couches : une écorce de pierre et un noyau de fer très pur au centre. 




De nombreuses concrétions sont situées dans les parcs d'État, les parcs et monuments nationaux et les réserves amérindiennes où la collecte est interdite.





Bleuets martiens

Ce qui est vraiment bien, c’est que le phénomène géologique qui a engendré les billes Moqui s’est aussi produit sur Mars ! En effet, en 2004, Mars Exploration Rover Opportunity a découvert ce qu’on a surnommé « les bleuets martiens », qui se seraient formés de la même manière que les billes Moqui sur Terre. Ce fut ainsi l'une des premières preuves de la présence d'eau dans le passé ancien de Mars. Et tout comme sur Terre, ces concrétions ont été trouvées éparpillées sur le sol et incrustées dans des affleurements rocheux.



Bon, les obstinés des « ancêtres aliens » vont hurler qu’il s’agit d’une autre « preuve »… mais passons…


Ma bille Moqui


Obtenir une bille Moqui était un incontournable pour moi. J’ai un petit cahier Canada où j’avais, en 6e année, noté les 100 objets que je voulais dans mon cabinet quand je serais grand. Je crains que certains, comme un fossile entier de stégosaure ou de tricératops, n’y soient jamais ; toutefois, plusieurs autres ont été acquis et la bille Moqui en fait partie.





Obtenir une bille Moqui est difficile. Les concrétions sont situées dans les parcs d'État, les monuments nationaux et les réserves amérindiennes où la collecte est interdite et cela, depuis les années 60. Une amende de 30 000$ peut être imposée en cas de délit… 


Il existe donc trois possibilités pour en obtenir. D’abord, on peut fouiller les collections antérieures aux années 60. Ensuite, on peut en faire l’achat auprès d’un autochtone Hopi, qui dispose de droits ancestraux à vendre les billes Moqui sur le territoire de sa réserve. Finalement, on peut fouiner les boutiques louches sur eBay. 


Personnellement, j’ai préféré opter pour la seconde option et grâce à la magie du Web, j’ai pu entrer en contact avec une sympathique dame Hopi qui m’a échangé une bille Moqui contre une médaille pieuse que j'avais trouvé dans une vente de garage. Elle n'est pas très grosse, mais ce qui compte, c'est le rêve qu'elle évoque !






Le présentoir est constitué d’un globe de verre acheté à 50 cents à la Ressourcerie, qui contenait un arrangement de fleurs de plastique qui ont rapidement pris le bord du recyclage. Au centre, pour servir de piédestal, j’ai collé une éprouvette 2cc à fond plat. La base est un sous-verre de bois et le sommet, un pion d’un jeu de dames.






jeudi 23 décembre 2021

Dragons de cabinet

Ah ! Les dragons ! Y a-t-il une créature mythologique occidentale plus iconique que celle-ci ? À la rigueur, les dragons partagent cet honneur avec la licorne ; l’un et l’autre étaient représentés dans les cabinets de curiosités.


Pour les licornes, j’y reviendrai, on exposait généralement la partie supérieure d’une défense de narval comme étant une corne de licorne. 



Ici la corne de licorne du cabinet de curiosités de Rodolphe II de Habsbourg



Un narval


Pour les dragons, on amenait trois « preuves » de leur existence : d’abord des « armures en écailles de dragon », qui étaient en réalité fabriquées à partir des écailles d’un pangolin. 





Ensuite, on pouvait trouver des "dragons empaillés". Il s'agissait de canulars montés par des taxidermistes chevronnés, souvent dans un but politique. Je vous en présente deux ci-dessous.


Le dragon de Rome

À la fin du XVIIe siècle, les habitants des environs de Rome souffraient depuis longtemps des inondations causées par les rivières locales. Plutôt que de blâmer la topographie des plaines inondables, cependant, ils avaient tendance à blâmer les monstres censés se faufiler dans les profondeurs aquatiques. Un ingénieur néerlandais nommé Cornelius Meyer savait comment résoudre le problème réel des inondations en construisant des digues, mais les travailleurs dont il dépendait étaient craintifs. Les légendes racontaient qu'un dragon vivait dans la région, et personne ne voulait le rencontrer sur le chantier.

Pour faire bouger ses ouvriers, Meyer a plutôt miraculeusement « récupéré » le dragon mort, et l'a décrit plus tard dans son livre, Nuovi ritrovamenti Divisi in Due Parti.



Meyer a peut-être tourné les coins ronds côté éthique, mais exposer le dragon mort a permis au travail de se poursuivre.

Sa gravure est si détaillée qu'un réexamen publié en 2013 a permis de conclure que : « Le crâne du dragon de Meyer est celui d'un chien. La mandibule est celle d'un deuxième chien plus petit. Les côtes sont celles d'un gros poisson. Les vertèbres thoraciques sont probablement celles d'un castor. Les pattes sont les membres antérieurs d'un jeune ours. Les ailes, la queue, le bec et les cornes crâniennes sont faux, montés avec des "restes" d’autres animaux et du cuir ». (Senter & Wilkins, 2013).

 

 

Le dragon de Bologne

L'une des pièces les plus précieuses d'Ulisse Aldrovandi était le « Dragon de Bologne », un spécimen qui aurait été abattu en 1572 et qu'Aldrovandi a ensuite exposé dans son musée public.

 Il s’agit d’une autre histoire très intéressante. On raconta que le « Dragon de Bologne » avait été aperçu et tué le 13 mai 1572, le jour même où un citoyen de la ville était devenu le pape Grégoire XIII. Comme Satan était souvent représenté sous la forme d'un dragon, les adversaires politiques du nouveau pape espéraient que la population le voit comme un hérétique.

Grégoire XIII décide donc de confier l’analyse de ce spécimen à Aldrovandi, l’un des plus célèbres cabinetiers de l’époque… mais aussi le cousin du nouveau pape.

 Notre scientifique était ainsi confronté à une situation délicate. Il pouvait soit déclarer publiquement qu'il s'agissait d'un canular (ses notes démontrent qu’il s’en est rendu compte, mais cela aurait pu le conduire à devenir la cible de la faction anti-Grégoire XIII à Bologne, voire à se faire assassiner), ou il pouvait le vanter comme un véritable dragon (ce qui pourrait causer des difficultés politiques pour le nouveau pape et Aldrovandi aurait pu être excommunié).

Aldrovandi a donc décidé d’intégrer le dragon de Bologne (et d’autres canulars de dragons) dans son livre sur l'histoire naturelles des serpents. Dans son texte, il affirme que le Dragon de Bologne est réel, mais qu’il n’est pas satanique — il s’agirait uniquement d’un animal exotique comme le crocodile ou le varan. Ainsi, il pouvait affirmer qu’il n’y avait rien de démoniaque dans l’élection du nouveau pape et cela, sans traiter ses adversaires politiques de menteurs.



Les notes d’Aldrovandi nous montrent qu’il avait fort bien identifié le canular :

Les parties antérieure et postérieure du dragon est une couleuvre à collier;

La section médiane, très distendue, est celle d’une perche européenne;

Les deux pattes antérieures sont celles du crapaud commun.

Citons finalement qu’Aldrovandi a su tourner le canular à son avantage : en exposant ce « dragon » dans son cabinet, le naturaliste a transformé un événement potentiellement désastreux en un acte providentiel de mécénat : en effet, la Papauté l’a largement subventionné par la suite.


Les "véritables" dragons

Il existait une troisième sorte de « preuve » de l'existence des dragons qui faisait la joie des cabinetiers : les « bébés » dragons, qui étaient de vrais reptiles qu’on appelle de nos jours Draco Volans. C’est une espèce de sauriens de la famille des Agamidae



Membrane refermée

On les rencontre en surtout en Indonésie, aux Philippines, en Malaisie et en Thaïlande. Ils vivent dans les arbres des forêts tropicales humides et mesurent jusqu'à 22 cm de long. La peau de ses flancs a des replis semi-circulaires qu'il déploie pour planer. 


Il peut planer sur une distance de 30 m.



Membrane déployée


Jusqu’au début du XIXe siècle, on a cru que ce lézard était un bébé dragon tel que dépeint dans les légendes et qu’il pouvait croître jusqu’à des mensurations titanesques. 



Dans le Locupletissimi rerum naturalium thesauri, ont peut voir un Draco Volans illustré avec une hydre mythologique.


En réalité, il s’agit d’un tout petit lézard endémique au sud-est de l’Asie. Son extension de peau latérale, nommée patagium, est supportée par ses côtes allongées. 



Dans son livre d’évolution spéculative The Flight of the Dragons, Dickinson attribue le même genre de structure anatomique à ses dragons imaginaires.



Regardez les ailes en forme d’éventail, très différentes des ailes « de chauve-souris » qu’on leur attribue généralement.  


Le dragon, le vrai et minuscule, se nourri principalement de fourmis, s’attaquant aux grandes fourmilières. Ce régime a davantage poussé les explorateurs à croire qu’il pouvait grandir à d’immenses proportions : comme il attaquait, tout petit, les fourmilières à la manière d’un monstre mythique à l’assaut d’un château et de son armée, l’animal semblait démontrer qu’il avait l’instinct du comportement attribué aux dragons médiévaux.  



Dragon réel contre une fourmilière, dévastant une armée de fourmis



Dragon imaginaire contre un château, dévastant une armée humaine


Plus intéressant encore, alors que les populations des Philippines se nourrissent de la plupart des reptiles, elles se refusent à manger, voire même toucher, au Draco Volans : elles le considèrent comme cracheur de poison (ce qu’il ne semble pas être le cas après observation). Or, les explorateurs de jadis en ont donc faussement déduit qu’en grandissant, l’animal développait la faculté de cracher le feu.


Mon Draco Volans


J’étais très heureux qu’on m’offre, à mon anniversaire de 2019, une taxidermie de Draco Volans. C’est une pièce majeure de mon cabinet que j’expose avec beaucoup de fierté. 





Le vase est une sorte de lanterne géante qu’on vendait à un vrai prix de fou chez Michael’s. L’un d’entre eux se trouvait dans les liquidations, à 5$, car le socle à chandelle était manquant. Ce fut pour moi un plaisir d’en faire mon présentoir à dragon.


Ouin… la photo n'est pas géniale, je sais… 


lundi 20 décembre 2021

Rariora musei Besleriani


Abordons aujourd'hui le catalogue de Basilius Besner. 



Tout comme Albertus Seba, Besler était un pharmacien. Il faut comprendre ici que durant la Renaissance et l’époque baroque, pratique de la pharmacologie demandait (à moins d’être un charlatan) de solides connaissances en botanique. Il était essentiel de se procurer des plantes de partout à travers le monde afin de préparer des remèdes et pour cela, il fallait fréquenter les ports, discuter avec les marins, les voyageurs naturalistes et les médecins de bord. C’est ainsi que beaucoup de pharmaciens devinrent cabinetiers.    





Besler dirige la pharmacie Zum Marienbild à Nuremberg de 1589 à 1629. Autant pour faciliter l’approvisionnement en plantes médicale que pour s’adonner à sa passion de l’horticulture, le prince-évêque Jean Conrad de Gemmingen demande à Besler de créer un jardin botanique. Le jardin dessiné par Besler, d’une superficie d’un hectare et comportant huit terrasses, devient rapidement célèbre.


Au niveau plus personnel, Besler se constitue un cabinet de curiosités en achetant des étrangetés aux marins et aux naturalistes qu’il côtoie. Son cabinet n’est pas nécessairement le plus vaste ni le plus impressionnant, mais qui sera vite ouvert au public de Nuremberg, ce qui illustre bien la mouvance des cabinets de curiosités vers ce qui deviendra les musées publics. 


C’est lorsqu’il fait paraître le catalogue des plantes du jardin botanique (Hortus Eystettensis, un ouvrage qui décrit 1 084 espèces végétales agrémenté de 367 gravures à couper le souffle !), qu’il profite de l’occasion pour faire exécuter un catalogue de son cabinet personnel. 




Illustrations du Hortus Eystettensis


Le Rariora musei Besleriani n’est peut-être pas le catalogue le plus abouti au niveau artistique (Hortus Eystettensis est certainement plus impressionnant) mais il reste fort agréable à contempler pour le style très ancien des gravures.





J’aime notamment qu’il intègre des appareils scientifiques. 




Ci-haut, une rare illustration de Jenny Hanniver dans une posture « naturelle ».




Son intérêt pour les fossiles et les commentaires qu’il en fait sont tout aussi intéressants



jeudi 16 décembre 2021

Ce qui reste d'un inconnu

Avant-propos : je m’attends à avoir des réactions suite à ce billet. J’y traite de restes humains. Je suis ouvert à une discussion mature et argumentée dans les commentaires, mais les commentaires haineux seront supprimés lors de la modération.



Peu de gens le réalisent, mais on peut stocker un squelette humain entier dans une boîte à chaussures. Il suffit que le fémur (entre 14 et 20 pouces) puisse y entrer en diagonal. 


Il y a cent ans, on trouvait des boîtes comme celles-ci dans presque tous les collèges. C’est encore le cas pour les universités, mais ce n’est plus aussi fréquent que jadis.




Mon antiquaire favori a acquis l'une de ces « boîtes à squelette »  au grand Séminaire de Québec. Voyez-vous, en 1852 le Séminaire de Québec avait obtenu une Charte royale de la reine Victoria le reconnaissant comme université. C'est ainsi que naît l'Université Laval afin de dispenser un enseignement de qualité aux francophones. La théologie, le droit et l'art y sont enseignés par les prêtres et surtout, la médecine.



Ainsi, lorsque des antiquaires furent contactés en 2019 pour enchérir sur des meubles et des objets dont le Séminaire voulait se départir, mon antiquaire préféré a acheté tout un lot de matériel médical sans savoir que l'une des caissettes de bois était une boite à squelette. 


C’est assez fabuleux de l’écouter raconter cette anecdote : disons qu’il ne s’attendait pas à une telle découverte en déclouant la boîte !


Il manquait de nombreux os au squelette alors ça compliquait les choses pour la revente. Un crâne est toujours facile à placer : il y a un marché très sérieux pour cet os avec une charte de prix selon l’état, l’âge, la patine, la dentition, les incisions, la présence ou non de la mâchoire, etc. Bon an, mal an, ça tourne autour de 1000 $ et même si j’adorerais un crâne humain, ce n’est pas un montant que je suis prêt à investir. 


Avec la vente du crâne (ce qui a pris moins d’une journée), l’antiquaire rentabilisait son achat, mais restait coincé avec un petit lot de vertèbres, de côtes, une omoplate gauche et deux clavicules (c’était probablement demi-squelette). C’est donc à ce moment qu’il a contacté certains de ses clients amateurs de curiosités, dont moi-même. Bon joueur, il m’a proposé 5$ de rabais à chaque nouvel acheteur que je lui trouverais ; c’est ainsi que j’ai eu ma côte gratuitement.




L’histoire de la chasse aux squelettes médicaux 


Le XIXe siècle considéré dans l’histoire de la médecine québécoise comme celui des vols de cadavres dans les cimetières pour trouver du matériel à disséquer. 


En vertu d’une loi adoptée en 1847, tous les étudiants en médecine devaient suivre un cours d’anatomie pratique, impliquant de disséquer un certain nombre de cadavres pour obtenir leur diplôme. Or, une autre loi leur interdisait formellement de se procurer des cadavres.


Il était donc souvent risqué de se procurer les cadavres, utilisés pour les études anatomiques et la recherche médicale. La demande de corps mena au commerce florissant des vols de cadavres. Quelques étudiants au Québec payent même leurs études en enlevant des corps dans le cimetière Côte-des-Neiges. 



Les anecdotes sur ce genre de commerce abondent dans la littérature du XIXe siècle et j’en ai croisé plusieurs au cours de mes lectures.


Or, comme mon ossement humain provient du Séminaire de Québec, il y a lieu de croire que le corps fut obtenu légalement. Trois possibilités peuvent être considérées :

1)  La Loi sur l’anatomie de 1843 permet aux facultés médicales de se procurer de façon légale les corps non réclamés d’institutions gouvernementales. Il s'agissait généralement de sans-abris dont on n'avait pu contacter la famille. 

2) Un condamné à mort (car oui, on pendait encore les criminels au Québec à l’époque) pouvait « acheter » le droit de voir ses restes enterrés dans un cimetière chrétien si, d’une part, il s’était confessé avant son exécution et si, d’autre part, il faisait don de son corps à la science. Lorsque la dissection était terminée, les restes du criminel étaient ensevelis en terre consacrée. À partir de 1867, une prostituée mourant en accouchant avait droit à la même « option ».

3) Une personne pouvait vendre sa dépouille, par acte notarié, à un établissement voué à l’enseignement. Il s’agit d’une étrange transaction, car le « produit » (lire ici le cadavre) n’était pas encore « disponible » au moment de signer l’entente ; dans le même ordre d’idée, le paiement ne s’effectuait pas du vivant du « fournisseur ». Le prix impliquait généralement une couverture complète du service funéraire, un certain nombre de messes chantées, des donations aux œuvres de charité au nom du défunt, une stèle et un cercueil pour les restes d’après la dissection. Il s’agissait d’une façon de s’offrir des funérailles à peu de frais. Il est intéressant de noter ici que la loi interdisait l’échange d’argent ; autrement dit, on ne pouvait pas vendre sa carcasse pour grossir le montant de l’héritage qu’on laissait derrière soi. 


Il y a fort à parier qu'une institution comme le Séminaire de Québec se procurait ses dépouilles humaines selon l'une ou l'autre de ces méthodes.


Mon présentoir


Pour l’instant, je n’ai pas encore déniché de présentoir que je juge totalement digne de ma côte humaine. J’en ai fabriqué un temporaire avec un vase de verre, un chandelier de chêne tourné et un couvercle de bois. Afin d’offrir à cet ossement le respect qu’il mérite, je reste à l’affut d’un beau présentoir antique. Cela dit, j’essai de ne pas trop me marteler l’esprit avec ça : après tout, les prêtres diocésains du Séminaire de Québec avaient tout bêtement rangé les os humains dans une caisse de bois, sans l’identifier.




Il n’y a pas longtemps, je parlais de l’importance qu’accorde le cabinetier à l’histoire que raconte les objets de son cabinet. On se doute bien que je me questionne beaucoup sur l’identité du « propriétaire légitime » de cet os. Était-ce un criminel et si oui, quel crime avait-il commis ? Ou un corps non réclamé (souvent un clochard et dans ce cas, qui était-il, comment en était-il venu à errer dans les rues ?). 


Je crains que je ne le saurai jamais, mais ça ne m’empêche pas d’y songer souvent. 


Je traite cet os avec les égards dû à des restes humains: par exemple, il n'a jamais trainé dans un tiroir ou sur le plancher ; je ne le fais pas manipuler par des visiteurs et je l'expose avec mes outils médicaux antiques, afin de souligner qu'il s'agit d'un os destiné à l'enseignement des sciences (et non une décoration macabre). Parfois je me demande ce que le "propriétaire légitime" de l'os penserait de savoir que sa côte est exposée dans un cabinet de curiosités ; personnellement, si la chose m'arrivait, j'en serais ravi. 





dimanche 12 décembre 2021

Léguer son cabinet à un étranger...

    Je reçois parfois réactions incrédules lorsque je raconte que d’autres cabinetiers, ou des collectionneurs, me donnent une partie de leurs possessions alors que nous ne nous connaissons pas dans la vie privée.


    Je vous raconte d’abord une petite anecdote, puis je reviens sur mon sujet principal.


*


    Je visitais une amie de longue date. Dans son salon mon œil est aussitôt attiré par une bibliothèque en bois massif où trônaient trente ou quarante livres de La Pléiade. Je me rappelle y avoir vu Melville, Marx, Dickens, Zola et Kierkegaard, entre autres. Étonné, j'ai demandé la permission d’en feuilleter un (ce sont quand même des bouquins à 60 Euro et plus) et j'ai manifesté mon admiration pour cette magnifique possession, ainsi que pour la qualité de ses lectures. 



    C’est alors qu’elle m’a expliqué qu’elle les hérité de son grand-père et qu’elle était très heureuse parce qu’elle voulait une décoration style vieillot pour son salon ! Elle n’a jamais ouvert aucune de ces œuvres immortelles, et encore moins lu le moindre passage. C’est l’apparence des bouquins qui lui plaisait et elle précisa que si une de ses cousines avait demandé à recevoir ces livres, elle aurait écumé les Villages des Valeurs pour acheter des condensés du Sélection du Reader’s Digest qui, eux aussi, ont un style vieillot.




    BON. Comprenez-moi bien, ici : je ne porte aucun jugement sur mon amie. Libre à elle de lire (ou de ne pas lire) ce que bon lui semble et ces bouquins lui appartiennent légitimement. Je suppose aussi qu’ils ont une valeur sentimentale parce qu’ils appartenaient à son grand-père (c'est notamment pour cela que je ne lui ai pas suggéré d'échanger ses "Pléiades" contre des "Sélections" que je serais moi-même allé traquer).


    Mais cette anecdote me ramène à mon premier sujet, à savoir le leg d’un cabinet ou de certains éléments qui le composent.


    Une curiosité est un peu comme un livre de la Pléiade. Elle a une valeur esthétique non négligeable mais surtout, elle a une histoire à raconter. Le cabinetier est sensible à cela. S’il aime l’apparence de ses curiosités, il est surtout attentif à leur histoire. Comment se forme ce minéral ? À quoi servait cet étrange outil médical ? Qui a griffonné ces poèmes dans un bouquin de sciences ? Comment fonctionne le camouflage de cet insecte ? 


    Une curiosité laissé sur le bord d’une cheminée en guise de décoration est comme un livre qu’on ne conserve que pour son apparence. Ce n’est pas interdit, ce n’est pas quelque chose de mal, ni de risible ou méprisable : c’est juste triste.


    Le cabinetier s’attache à ses curiosités mais il est bien conscient qu’il n’en est que le gardien temporaire ; il n’amènera pas ses possessions dans l’au-delà. 


    C’est d’ailleurs ainsi que sont nés les premiers musées, j’en parle souvent : des cabinetiers qui, à leur mort, ont fait don de leurs possessions pour que le plus grand nombre puisse venir s’y émerveiller plutôt que de voir le tout être balancé dans une brocante.


    Beaucoup des collectionneurs ou cabinetiers qui me font des dons sont des personnes âgées. Dans six cas, il s’agit de se départir de ces encombrants objets au moment d’aménager en résidence pour retraités. 


    À chaque fois, on me dit à quel point cela fait plaisir de confier cet objet à un nouveau « gardien » qui le chérira, qui va se renseigner à son sujet, qui s’en émerveillera. Tous m’ont également dit qu’ils préféraient de loin cette option à voir leurs trésors finir en objet de décoration. Certains sont même conscients qu’ils pourraient revendre à bon prix sur le web (j’suis honnête, j'leur ai dit !). Mais non : l’action de faire passer l’objet d’un cabinetier à un autre, ce transfert d’un individu passionné à un autre individu passionné, confère un sens profond à cette obligation de se départir.


    J’ai déjà réfléchi à ce sujet et j’en ai parlé à ma conjointe. Quand je ne serai plus, bien sûr, je souhaite que mes livres et mes curiosités aillent à mes enfants ou mon petit frère mais uniquement s’ils ont un réel intérêt. À quoi bon léguer vingt-sept crânes d’animaux à ma fille si elle s’en sert une fois l’an, comme décoration d’Halloween ? 


    Mon cabinet est maintenant suffisamment vaste et varié pour devenir une petite exposition permanente (attendez que je finisse mes rénovations, vous pourrez constater à quel point il est plus vaste que ce que blogue ne le laisse croire !). Quand je ne serai plus, si mes proches n’ont pas de réelle passion pour l’art du cabinet, je pense que faire exposer mes curiosités dans un local municipal ou une maison patrimoniale serait une belle finalité. Si le projet n’intéressait aucune municipalité, ni aucune école, alors Sonya se tournera vers des cabinetiers que je ne connais pas personnellement, mais qui aurait ce même désir d’être gardien, le temps d’une vie, d’une vaste série de curiosités.


    Au début, j’étais pris au dépourvu et stupéfait lorsqu’on m’offrait des curiosités. Plus maintenant. Je comprends parfaitement le geste. Ce n’est pas à « moi » qu’on donne ces objets — c’est au cabinetier, au gardien suivant, au successeur. 


    Un successeur qui ne réduira pas les curiosités au rang d’objet de décoration, qui n’ira pas les vendre à rabais sur MarketPlace, mais qui les exposera avec respect, s’émerveillera et rêvera en les contemplant… et sera tout ouïe aux histoires qu’elles murmurent.


    Un flambeau qui se passe, que j'accepte avec humilité et reconnaissance.



mercredi 8 décembre 2021

Artefact d'une civilisation "perdue"...

 

À la mémoire de M. D.

 

Tout récemment, j’ai hérité d’une partie de la collection d’un collectionneur. Il s’agit bien ici d’un collectionneur et non d’un cabinetier : ainsi, c’était un spécialiste dans son domaine et il n’amassait que des éléments étant très étroitement liés à son domaine d’expertise — dans ce cas précis, l’histoire de la métallurgie.



C’est par l’entremise de ce monsieur qu’un ami avait obtenu la lance africaine qu’il m’a offert.


J’échangeais parfois des courriels avec ce monsieur, un grand érudit torontois qui m’avait promis de me faire visiter sa vaste collection après la pandémie. Malheureusement, il nous a quitté avant que nous puissions concrétiser ce projet.

La plupart des objets de sa collection furent offerts à divers musées et universités ; son épouse a pris la décision de me faire parvenir tous les objets sur lesquels les institutions consultées avaient levé le nez — de véritables trésors à mes yeux. Sa lettre affirme que son époux aurait désiré que les objets aillent à quelqu’un qui les chérirait.

J’ai ainsi hérité de quelques objets romains de la vie courante, d’autres des Balkans et plusieurs pièces de monnaie de basse qualité (ce qui ne me dérange absolument pas ; juste l’idée que ces objets ont traversé les âges me fait rêver).

Je reviendrai sur les pièces de monnaies. Aujourd’hui j’aborde un objet issu d’une civilisation « mystérieuse », les Bura. Il s’agit d’une pointe d’épieu datant environ de l’an 1000.



Oui, j'ai reçu un certificat d'authenticité avec plusieurs des objets



 La culture Bura fait référence à un ensemble de archéologiques des sites dans la partie inférieure du fleuve Niger.

 

À peu près tout ce que j’en sais vient de ce livre.




Une datation au radiocarbone nous révèle que la culture Bura émerge au 3ème siècle après JC et perdure jusqu'au 13ème siècle. Mais très peu est réellement compris sur cette civilisation « obscure » et sa culture car elle a été découverte il y a seulement quelques décennies (en 1975).

 

Nommée d'après le site archéologique de Bura, la culture de Bura a produit une variété d'artefacts distinctifs en argile, en fer et en pierre, dont d’énigmatiques monolithes. 


Elle fut d'abord l’unique culture de son territoire et le demeura pendant quatre siècles. Puis, de l'an 700 à l'an 1000, elle devint cernée par des rivales. On ne sait pas encore comment la culture Bura s'est lié à d'autres cultures africaines anciennes et aux royaumes sahéliens plus tardifs influencés par l'islam comme le Ghana ou le Mali.




Néanmoins, après un règne millénaire, la culture Bura a disparu vers 1300, pour n’être redécouverte, comme dit plus haut, qu’en 1975. 




D'après la forme et le poids de cette pointe d'épieu, elle devait probablement être fixée sur un manche de bois flexible de plus ou moins quatre pieds. Forgée de manière à percer le cuir, elle pouvait être utilisée autant pour la chasse au gros gibier que pour la guerre. Les deux pointes arrières permettaient à l'épieu de rester fiché dans sa victime et le retrait était plus dangereux que la perforation elle-même, à moins de bénéficier des soins d'un guérisseur capable d'inciser et de suturer correctement.