jeudi 23 décembre 2021

Dragons de cabinet

Ah ! Les dragons ! Y a-t-il une créature mythologique occidentale plus iconique que celle-ci ? À la rigueur, les dragons partagent cet honneur avec la licorne ; l’un et l’autre étaient représentés dans les cabinets de curiosités.


Pour les licornes, j’y reviendrai, on exposait généralement la partie supérieure d’une défense de narval comme étant une corne de licorne. 



Ici la corne de licorne du cabinet de curiosités de Rodolphe II de Habsbourg



Un narval


Pour les dragons, on amenait trois « preuves » de leur existence : d’abord des « armures en écailles de dragon », qui étaient en réalité fabriquées à partir des écailles d’un pangolin. 





Ensuite, on pouvait trouver des "dragons empaillés". Il s'agissait de canulars montés par des taxidermistes chevronnés, souvent dans un but politique. Je vous en présente deux ci-dessous.


Le dragon de Rome

À la fin du XVIIe siècle, les habitants des environs de Rome souffraient depuis longtemps des inondations causées par les rivières locales. Plutôt que de blâmer la topographie des plaines inondables, cependant, ils avaient tendance à blâmer les monstres censés se faufiler dans les profondeurs aquatiques. Un ingénieur néerlandais nommé Cornelius Meyer savait comment résoudre le problème réel des inondations en construisant des digues, mais les travailleurs dont il dépendait étaient craintifs. Les légendes racontaient qu'un dragon vivait dans la région, et personne ne voulait le rencontrer sur le chantier.

Pour faire bouger ses ouvriers, Meyer a plutôt miraculeusement « récupéré » le dragon mort, et l'a décrit plus tard dans son livre, Nuovi ritrovamenti Divisi in Due Parti.



Meyer a peut-être tourné les coins ronds côté éthique, mais exposer le dragon mort a permis au travail de se poursuivre.

Sa gravure est si détaillée qu'un réexamen publié en 2013 a permis de conclure que : « Le crâne du dragon de Meyer est celui d'un chien. La mandibule est celle d'un deuxième chien plus petit. Les côtes sont celles d'un gros poisson. Les vertèbres thoraciques sont probablement celles d'un castor. Les pattes sont les membres antérieurs d'un jeune ours. Les ailes, la queue, le bec et les cornes crâniennes sont faux, montés avec des "restes" d’autres animaux et du cuir ». (Senter & Wilkins, 2013).

 

 

Le dragon de Bologne

L'une des pièces les plus précieuses d'Ulisse Aldrovandi était le « Dragon de Bologne », un spécimen qui aurait été abattu en 1572 et qu'Aldrovandi a ensuite exposé dans son musée public.

 Il s’agit d’une autre histoire très intéressante. On raconta que le « Dragon de Bologne » avait été aperçu et tué le 13 mai 1572, le jour même où un citoyen de la ville était devenu le pape Grégoire XIII. Comme Satan était souvent représenté sous la forme d'un dragon, les adversaires politiques du nouveau pape espéraient que la population le voit comme un hérétique.

Grégoire XIII décide donc de confier l’analyse de ce spécimen à Aldrovandi, l’un des plus célèbres cabinetiers de l’époque… mais aussi le cousin du nouveau pape.

 Notre scientifique était ainsi confronté à une situation délicate. Il pouvait soit déclarer publiquement qu'il s'agissait d'un canular (ses notes démontrent qu’il s’en est rendu compte, mais cela aurait pu le conduire à devenir la cible de la faction anti-Grégoire XIII à Bologne, voire à se faire assassiner), ou il pouvait le vanter comme un véritable dragon (ce qui pourrait causer des difficultés politiques pour le nouveau pape et Aldrovandi aurait pu être excommunié).

Aldrovandi a donc décidé d’intégrer le dragon de Bologne (et d’autres canulars de dragons) dans son livre sur l'histoire naturelles des serpents. Dans son texte, il affirme que le Dragon de Bologne est réel, mais qu’il n’est pas satanique — il s’agirait uniquement d’un animal exotique comme le crocodile ou le varan. Ainsi, il pouvait affirmer qu’il n’y avait rien de démoniaque dans l’élection du nouveau pape et cela, sans traiter ses adversaires politiques de menteurs.



Les notes d’Aldrovandi nous montrent qu’il avait fort bien identifié le canular :

Les parties antérieure et postérieure du dragon est une couleuvre à collier;

La section médiane, très distendue, est celle d’une perche européenne;

Les deux pattes antérieures sont celles du crapaud commun.

Citons finalement qu’Aldrovandi a su tourner le canular à son avantage : en exposant ce « dragon » dans son cabinet, le naturaliste a transformé un événement potentiellement désastreux en un acte providentiel de mécénat : en effet, la Papauté l’a largement subventionné par la suite.


Les "véritables" dragons

Il existait une troisième sorte de « preuve » de l'existence des dragons qui faisait la joie des cabinetiers : les « bébés » dragons, qui étaient de vrais reptiles qu’on appelle de nos jours Draco Volans. C’est une espèce de sauriens de la famille des Agamidae



Membrane refermée

On les rencontre en surtout en Indonésie, aux Philippines, en Malaisie et en Thaïlande. Ils vivent dans les arbres des forêts tropicales humides et mesurent jusqu'à 22 cm de long. La peau de ses flancs a des replis semi-circulaires qu'il déploie pour planer. 


Il peut planer sur une distance de 30 m.



Membrane déployée


Jusqu’au début du XIXe siècle, on a cru que ce lézard était un bébé dragon tel que dépeint dans les légendes et qu’il pouvait croître jusqu’à des mensurations titanesques. 



Dans le Locupletissimi rerum naturalium thesauri, ont peut voir un Draco Volans illustré avec une hydre mythologique.


En réalité, il s’agit d’un tout petit lézard endémique au sud-est de l’Asie. Son extension de peau latérale, nommée patagium, est supportée par ses côtes allongées. 



Dans son livre d’évolution spéculative The Flight of the Dragons, Dickinson attribue le même genre de structure anatomique à ses dragons imaginaires.



Regardez les ailes en forme d’éventail, très différentes des ailes « de chauve-souris » qu’on leur attribue généralement.  


Le dragon, le vrai et minuscule, se nourri principalement de fourmis, s’attaquant aux grandes fourmilières. Ce régime a davantage poussé les explorateurs à croire qu’il pouvait grandir à d’immenses proportions : comme il attaquait, tout petit, les fourmilières à la manière d’un monstre mythique à l’assaut d’un château et de son armée, l’animal semblait démontrer qu’il avait l’instinct du comportement attribué aux dragons médiévaux.  



Dragon réel contre une fourmilière, dévastant une armée de fourmis



Dragon imaginaire contre un château, dévastant une armée humaine


Plus intéressant encore, alors que les populations des Philippines se nourrissent de la plupart des reptiles, elles se refusent à manger, voire même toucher, au Draco Volans : elles le considèrent comme cracheur de poison (ce qu’il ne semble pas être le cas après observation). Or, les explorateurs de jadis en ont donc faussement déduit qu’en grandissant, l’animal développait la faculté de cracher le feu.


Mon Draco Volans


J’étais très heureux qu’on m’offre, à mon anniversaire de 2019, une taxidermie de Draco Volans. C’est une pièce majeure de mon cabinet que j’expose avec beaucoup de fierté. 





Le vase est une sorte de lanterne géante qu’on vendait à un vrai prix de fou chez Michael’s. L’un d’entre eux se trouvait dans les liquidations, à 5$, car le socle à chandelle était manquant. Ce fut pour moi un plaisir d’en faire mon présentoir à dragon.


Ouin… la photo n'est pas géniale, je sais… 


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