dimanche 12 décembre 2021

Léguer son cabinet à un étranger...

    Je reçois parfois réactions incrédules lorsque je raconte que d’autres cabinetiers, ou des collectionneurs, me donnent une partie de leurs possessions alors que nous ne nous connaissons pas dans la vie privée.


    Je vous raconte d’abord une petite anecdote, puis je reviens sur mon sujet principal.


*


    Je visitais une amie de longue date. Dans son salon mon œil est aussitôt attiré par une bibliothèque en bois massif où trônaient trente ou quarante livres de La Pléiade. Je me rappelle y avoir vu Melville, Marx, Dickens, Zola et Kierkegaard, entre autres. Étonné, j'ai demandé la permission d’en feuilleter un (ce sont quand même des bouquins à 60 Euro et plus) et j'ai manifesté mon admiration pour cette magnifique possession, ainsi que pour la qualité de ses lectures. 



    C’est alors qu’elle m’a expliqué qu’elle les hérité de son grand-père et qu’elle était très heureuse parce qu’elle voulait une décoration style vieillot pour son salon ! Elle n’a jamais ouvert aucune de ces œuvres immortelles, et encore moins lu le moindre passage. C’est l’apparence des bouquins qui lui plaisait et elle précisa que si une de ses cousines avait demandé à recevoir ces livres, elle aurait écumé les Villages des Valeurs pour acheter des condensés du Sélection du Reader’s Digest qui, eux aussi, ont un style vieillot.




    BON. Comprenez-moi bien, ici : je ne porte aucun jugement sur mon amie. Libre à elle de lire (ou de ne pas lire) ce que bon lui semble et ces bouquins lui appartiennent légitimement. Je suppose aussi qu’ils ont une valeur sentimentale parce qu’ils appartenaient à son grand-père (c'est notamment pour cela que je ne lui ai pas suggéré d'échanger ses "Pléiades" contre des "Sélections" que je serais moi-même allé traquer).


    Mais cette anecdote me ramène à mon premier sujet, à savoir le leg d’un cabinet ou de certains éléments qui le composent.


    Une curiosité est un peu comme un livre de la Pléiade. Elle a une valeur esthétique non négligeable mais surtout, elle a une histoire à raconter. Le cabinetier est sensible à cela. S’il aime l’apparence de ses curiosités, il est surtout attentif à leur histoire. Comment se forme ce minéral ? À quoi servait cet étrange outil médical ? Qui a griffonné ces poèmes dans un bouquin de sciences ? Comment fonctionne le camouflage de cet insecte ? 


    Une curiosité laissé sur le bord d’une cheminée en guise de décoration est comme un livre qu’on ne conserve que pour son apparence. Ce n’est pas interdit, ce n’est pas quelque chose de mal, ni de risible ou méprisable : c’est juste triste.


    Le cabinetier s’attache à ses curiosités mais il est bien conscient qu’il n’en est que le gardien temporaire ; il n’amènera pas ses possessions dans l’au-delà. 


    C’est d’ailleurs ainsi que sont nés les premiers musées, j’en parle souvent : des cabinetiers qui, à leur mort, ont fait don de leurs possessions pour que le plus grand nombre puisse venir s’y émerveiller plutôt que de voir le tout être balancé dans une brocante.


    Beaucoup des collectionneurs ou cabinetiers qui me font des dons sont des personnes âgées. Dans six cas, il s’agit de se départir de ces encombrants objets au moment d’aménager en résidence pour retraités. 


    À chaque fois, on me dit à quel point cela fait plaisir de confier cet objet à un nouveau « gardien » qui le chérira, qui va se renseigner à son sujet, qui s’en émerveillera. Tous m’ont également dit qu’ils préféraient de loin cette option à voir leurs trésors finir en objet de décoration. Certains sont même conscients qu’ils pourraient revendre à bon prix sur le web (j’suis honnête, j'leur ai dit !). Mais non : l’action de faire passer l’objet d’un cabinetier à un autre, ce transfert d’un individu passionné à un autre individu passionné, confère un sens profond à cette obligation de se départir.


    J’ai déjà réfléchi à ce sujet et j’en ai parlé à ma conjointe. Quand je ne serai plus, bien sûr, je souhaite que mes livres et mes curiosités aillent à mes enfants ou mon petit frère mais uniquement s’ils ont un réel intérêt. À quoi bon léguer vingt-sept crânes d’animaux à ma fille si elle s’en sert une fois l’an, comme décoration d’Halloween ? 


    Mon cabinet est maintenant suffisamment vaste et varié pour devenir une petite exposition permanente (attendez que je finisse mes rénovations, vous pourrez constater à quel point il est plus vaste que ce que blogue ne le laisse croire !). Quand je ne serai plus, si mes proches n’ont pas de réelle passion pour l’art du cabinet, je pense que faire exposer mes curiosités dans un local municipal ou une maison patrimoniale serait une belle finalité. Si le projet n’intéressait aucune municipalité, ni aucune école, alors Sonya se tournera vers des cabinetiers que je ne connais pas personnellement, mais qui aurait ce même désir d’être gardien, le temps d’une vie, d’une vaste série de curiosités.


    Au début, j’étais pris au dépourvu et stupéfait lorsqu’on m’offrait des curiosités. Plus maintenant. Je comprends parfaitement le geste. Ce n’est pas à « moi » qu’on donne ces objets — c’est au cabinetier, au gardien suivant, au successeur. 


    Un successeur qui ne réduira pas les curiosités au rang d’objet de décoration, qui n’ira pas les vendre à rabais sur MarketPlace, mais qui les exposera avec respect, s’émerveillera et rêvera en les contemplant… et sera tout ouïe aux histoires qu’elles murmurent.


    Un flambeau qui se passe, que j'accepte avec humilité et reconnaissance.



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