jeudi 16 décembre 2021

Ce qui reste d'un inconnu

Avant-propos : je m’attends à avoir des réactions suite à ce billet. J’y traite de restes humains. Je suis ouvert à une discussion mature et argumentée dans les commentaires, mais les commentaires haineux seront supprimés lors de la modération.



Peu de gens le réalisent, mais on peut stocker un squelette humain entier dans une boîte à chaussures. Il suffit que le fémur (entre 14 et 20 pouces) puisse y entrer en diagonal. 


Il y a cent ans, on trouvait des boîtes comme celles-ci dans presque tous les collèges. C’est encore le cas pour les universités, mais ce n’est plus aussi fréquent que jadis.




Mon antiquaire favori a acquis l'une de ces « boîtes à squelette »  au grand Séminaire de Québec. Voyez-vous, en 1852 le Séminaire de Québec avait obtenu une Charte royale de la reine Victoria le reconnaissant comme université. C'est ainsi que naît l'Université Laval afin de dispenser un enseignement de qualité aux francophones. La théologie, le droit et l'art y sont enseignés par les prêtres et surtout, la médecine.



Ainsi, lorsque des antiquaires furent contactés en 2019 pour enchérir sur des meubles et des objets dont le Séminaire voulait se départir, mon antiquaire préféré a acheté tout un lot de matériel médical sans savoir que l'une des caissettes de bois était une boite à squelette. 


C’est assez fabuleux de l’écouter raconter cette anecdote : disons qu’il ne s’attendait pas à une telle découverte en déclouant la boîte !


Il manquait de nombreux os au squelette alors ça compliquait les choses pour la revente. Un crâne est toujours facile à placer : il y a un marché très sérieux pour cet os avec une charte de prix selon l’état, l’âge, la patine, la dentition, les incisions, la présence ou non de la mâchoire, etc. Bon an, mal an, ça tourne autour de 1000 $ et même si j’adorerais un crâne humain, ce n’est pas un montant que je suis prêt à investir. 


Avec la vente du crâne (ce qui a pris moins d’une journée), l’antiquaire rentabilisait son achat, mais restait coincé avec un petit lot de vertèbres, de côtes, une omoplate gauche et deux clavicules (c’était probablement demi-squelette). C’est donc à ce moment qu’il a contacté certains de ses clients amateurs de curiosités, dont moi-même. Bon joueur, il m’a proposé 5$ de rabais à chaque nouvel acheteur que je lui trouverais ; c’est ainsi que j’ai eu ma côte gratuitement.




L’histoire de la chasse aux squelettes médicaux 


Le XIXe siècle considéré dans l’histoire de la médecine québécoise comme celui des vols de cadavres dans les cimetières pour trouver du matériel à disséquer. 


En vertu d’une loi adoptée en 1847, tous les étudiants en médecine devaient suivre un cours d’anatomie pratique, impliquant de disséquer un certain nombre de cadavres pour obtenir leur diplôme. Or, une autre loi leur interdisait formellement de se procurer des cadavres.


Il était donc souvent risqué de se procurer les cadavres, utilisés pour les études anatomiques et la recherche médicale. La demande de corps mena au commerce florissant des vols de cadavres. Quelques étudiants au Québec payent même leurs études en enlevant des corps dans le cimetière Côte-des-Neiges. 



Les anecdotes sur ce genre de commerce abondent dans la littérature du XIXe siècle et j’en ai croisé plusieurs au cours de mes lectures.


Or, comme mon ossement humain provient du Séminaire de Québec, il y a lieu de croire que le corps fut obtenu légalement. Trois possibilités peuvent être considérées :

1)  La Loi sur l’anatomie de 1843 permet aux facultés médicales de se procurer de façon légale les corps non réclamés d’institutions gouvernementales. Il s'agissait généralement de sans-abris dont on n'avait pu contacter la famille. 

2) Un condamné à mort (car oui, on pendait encore les criminels au Québec à l’époque) pouvait « acheter » le droit de voir ses restes enterrés dans un cimetière chrétien si, d’une part, il s’était confessé avant son exécution et si, d’autre part, il faisait don de son corps à la science. Lorsque la dissection était terminée, les restes du criminel étaient ensevelis en terre consacrée. À partir de 1867, une prostituée mourant en accouchant avait droit à la même « option ».

3) Une personne pouvait vendre sa dépouille, par acte notarié, à un établissement voué à l’enseignement. Il s’agit d’une étrange transaction, car le « produit » (lire ici le cadavre) n’était pas encore « disponible » au moment de signer l’entente ; dans le même ordre d’idée, le paiement ne s’effectuait pas du vivant du « fournisseur ». Le prix impliquait généralement une couverture complète du service funéraire, un certain nombre de messes chantées, des donations aux œuvres de charité au nom du défunt, une stèle et un cercueil pour les restes d’après la dissection. Il s’agissait d’une façon de s’offrir des funérailles à peu de frais. Il est intéressant de noter ici que la loi interdisait l’échange d’argent ; autrement dit, on ne pouvait pas vendre sa carcasse pour grossir le montant de l’héritage qu’on laissait derrière soi. 


Il y a fort à parier qu'une institution comme le Séminaire de Québec se procurait ses dépouilles humaines selon l'une ou l'autre de ces méthodes.


Mon présentoir


Pour l’instant, je n’ai pas encore déniché de présentoir que je juge totalement digne de ma côte humaine. J’en ai fabriqué un temporaire avec un vase de verre, un chandelier de chêne tourné et un couvercle de bois. Afin d’offrir à cet ossement le respect qu’il mérite, je reste à l’affut d’un beau présentoir antique. Cela dit, j’essai de ne pas trop me marteler l’esprit avec ça : après tout, les prêtres diocésains du Séminaire de Québec avaient tout bêtement rangé les os humains dans une caisse de bois, sans l’identifier.




Il n’y a pas longtemps, je parlais de l’importance qu’accorde le cabinetier à l’histoire que raconte les objets de son cabinet. On se doute bien que je me questionne beaucoup sur l’identité du « propriétaire légitime » de cet os. Était-ce un criminel et si oui, quel crime avait-il commis ? Ou un corps non réclamé (souvent un clochard et dans ce cas, qui était-il, comment en était-il venu à errer dans les rues ?). 


Je crains que je ne le saurai jamais, mais ça ne m’empêche pas d’y songer souvent. 


Je traite cet os avec les égards dû à des restes humains: par exemple, il n'a jamais trainé dans un tiroir ou sur le plancher ; je ne le fais pas manipuler par des visiteurs et je l'expose avec mes outils médicaux antiques, afin de souligner qu'il s'agit d'un os destiné à l'enseignement des sciences (et non une décoration macabre). Parfois je me demande ce que le "propriétaire légitime" de l'os penserait de savoir que sa côte est exposée dans un cabinet de curiosités ; personnellement, si la chose m'arrivait, j'en serais ravi. 





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